"Pourquoi romancer ?" s’interroge Thomas Stern à la fin de son livre - et premier roman -, plutôt que de "s’en tenir aux faits". Il apporte lui-même la réponse : "pour donner vie", transcender un destin par la grâce de l’écriture, aborder tous les sujets y compris les plus atroces, exorciser ses souvenirs, ses propres peurs. Et conclut, à juste titre : "Merci la littérature". Celle qui, comme presque toujours, mêle réalité et fiction.
Thomas et son ombre se présente comme un double récit : à la première personne, le narrateur, Thomas, un publicitaire sexagénaire un peu snob, raconte ses souvenirs, sa famille, et porte sur sa génération, celle du baby-boom de l’après-guerre, celle qui a "fait" Mai 68 avant de se lancer dans le consumérisme et le matérialisme absolus, un jugement peu amène. Tout cela est imbriqué avec le récit minutieux de la journée du 30 octobre 1943 où, après avoir commis un attentat à la grenade au jardin du Luxembourg contre un orchestre de soldats allemands, un jeune résistant, Thomas Elek, s’enfuit à travers Paris. Il y croisera notamment Elise, une jeune Juive de la haute bourgeoisie, fille de la patronne de sa mère, qui "ne se sent pas juive" mais finira néanmoins à Auschwitz. Thomas le narrateur se présente comme le neveu de Thomas le maquisard FTP-MOI, Juif d’origine hongroise qui finira par se faire arrêter, torturer et fusiller par les SS au Mont-Valérien, le 21 février 1944, à 19 ans, en compagnie de ses camarades du groupe Manouchian. Sa mère, Illonka, sœur de Martha, la mère de Thomas le narrateur, lui survivra longtemps et s’érigera en grande prêtresse de son culte. Singulière atmosphère dans laquelle a baigné toute son enfance. Mais ce sont deux photos de Thomas, bouleversantes, qui vont conduire son neveu à cette entreprise de reconstitution d’une courte vie, qui s’apparente à un acte d’amour. "Elise c’est moi", confie-t-il à un moment.
Pour son entrée dans la fiction, Thomas Stern, étant donné le sujet qu’il a choisi - ou qui s’est imposé à lui -, est passé par la porte étroite. Son roman est âpre, grave, hanté, et dérape parfois du côté du réquisitoire. Mais aussi, comment faire face au Mal absolu ? Et peut-on tout romancer ? Oui, à condition d’avoir du talent. Jean-Claude Perrier