Phénomène

La nouvelle ère des littératures africaines

Goncourt, Nobel... le présentoir d'avril à la librairie Présence Africaine à Paris. - Photo OLIVIER DION

La nouvelle ère des littératures africaines

Du Nobel au Goncourt, les écrivains africains ont raflé en 2021 les plus grands prix littéraires internationaux. Cette reconnaissance tient autant d'une nouvelle génération d'auteurs que du travail de longue haleine de quelques acteurs du livre, notamment francophones, qui se mobilisent pour dynamiser la vie littéraire sur le continent africain.

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Par Marine Durand 
Créé le 07.06.2022 à 14h00

Sur la scène internationale, la dernière saison des prix avait comme un air de quarté gagnant pour la littérature africaine. Début octobre, le Tanzanien Abdulrazak Gurnah a ouvert le bal en recevant le Nobel de littérature. À la fin du mois, la Mozambicaine Paulina Chiziane devenait la première femme africaine à obtenir le prix Camões, le plus prestigieux du monde lusophone. Et tandis que le Goncourt couronnait le 3 novembre La plus secrète mémoire des hommes, du Sénégalais Mohamed Mbougar Sarr, le jury britannique du Booker Prize sacrait le lendemain le Sud-Africain Damon Galgut.

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La librairie Présence africaine à Paris, rue des Écoles, fondée dans les années 1960.- Photo OLIVIER DION

Cette avalanche de lauriers, inattendue pour un continent pas toujours représenté dans les palmarès occidentaux, n'a pourtant pas surpris l'agent Pierre Astier, éditeur en 1997 au Serpent à Plumes du roman Paradis, de Gurnah : « Je savais que cette reconnaissance finirait par arriver, en particulier parce que les auteurs africains sont davantage visibles dans les catalogues internationaux depuis une quinzaine d'années. Nous sommes face à un boom de la littérature africaine, et cela comprend aussi bien les littératures francophones, qu'hispanophones, lusophones ou anglophones », s'enthousiasme le cofondateur de l'agence Astier-Pécher Literary and Film Agency.

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Mohamed Mbougar Sarr à la fenêtre de Drouant après l'obtention de son prix Goncourt (La plus secrète mémoire des hommes, édition Philippe Rey).- Photo OLIVIER DION

Un long compagnonnage

Pour les défenseurs du livre africain, cette exceptionnelle moisson de récompenses vient avant tout couronner un engagement de longue haleine. « On a là le résultat d'un travail de fourmi sur des années, pas toujours visible mais avec des temps forts comme l'annexe d'Étonnants Voyageurs à Bamako, qui a amené beaucoup de journalistes au Mali, la revue des littératures du Sud Notre librairie, ou la collection "Continents Noirs" de Jean-Noël Schifano chez Gallimard, qui a fait émerger des auteurs comme le Togolais Sami Tchak », analyse l'écrivain et critique congolais Boniface Mongo-Mboussa, co-programmateur du Salon africain du Salon du livre de Genève. « Il y a déjà eu plusieurs grands moments pour les auteurs africains en France, avec la création de la maison d'édition Présence africaine dans les années 1950, puis l'émergence de L'Harmattan et de Karthala dans les années 1980 », rappelle Isabelle Gremillet, ancienne directrice des ventes chez Actes Sud, et directrice, entre 2010 et 2018, de la structure de diffusion L'Oiseau Indigo, dédiée à la production des pays arabes et africains. Mais celle qui coordonne depuis 2012 le festival Paroles Indigo, à Arles, et a lancé sur les routes l'an dernier sa librairie nomade African Book Truck, a vu se développer récemment un « compagnonnage durable entre des personnalités ayant un engagement politique et culturel commun, par-delà les continents », comme l'auteur sénégalais Felwine Sarr, fondateur en 2012 des éditions Jimsaan et l'éditeur du Goncourt 2021, Philippe Rey, qui a coédité La plus secrète mémoire des hommes pour le marché français, ou Rodney Saint-Éloi, de Mémoire d'Encrier au Québec.

Pierre Astier, de son côté, n'hésite pas à parler d'une nouvelle génération d'auteurs et éditeurs de 30/40 ans, polyglottes, qui voyagent beaucoup, se lisent entre eux, se recommandent et multiplient les débats lors des salons du livre. Mais l'agent note aussi une évolution de la production littéraire, « plus universelle ». « La littérature africaine, ce n'est plus seulement le colonialisme », s'exclame d'ailleurs Erick Monjour, qui a lancé en septembre dernier le premier Salon du livre africain de Paris, « et l'on ne va pas demander à un jeune écrivain congolais comme Fiston Mwanza Mujila de se mettre à la place de Senghor ou Césaire ». Les romanciers d'aujourd'hui « abordent d'autres thèmes, comme le Canadien d'origine congolaise Blaise Ndala, qui écrit actuellement un livre sur l'uranium congolais ayant servi à fabriquer la bombe atomique, ils réfléchissent sur l'écriture, comme Mohamed Mbougar Sarr ou avant lui le Togolais Théo Ananissoh dans Le soleil sans se brûler, aux éditions Elyzad », poursuit l'organisateur, natif de Madagascar et qui a étudié au Sénégal.

Garder les talents en Afrique

La France pour Mbougar Sarr, l'Allemagne pour Ananissoh, la Belgique puis le Canada pour Ndala, le Royaume-Uni pour Gurnah... C'est souvent après avoir émigré, pour leurs études ou le début de leur carrière, que les auteurs africains ont rencontré le succès. Et il serait temps que cela change, estime la directrice de Présence Africaine, Suzanne Diop, qui souhaite pour les auteurs africains « la même chose que pour un auteur américain ou japonais, connu en France sans jamais y avoir mis les pieds ». En intégrant la liste du Goncourt 2020 avec Les impatientes (Emmanuelle Collas), puis en remportant le Goncourt des lycéens, la romancière camerounaise Djaïli Amadou Amal a vu sa vie changer. « Sur le plan littéraire, on a toujours un peu l'impression d'être des écrivains de seconde zone quand on écrit depuis l'Afrique. Or mon prix montre qu'il n'est pas nécessaire de s'exiler, et je suis fière d'être publiée en France tout en vivant à Douala », indique l'autrice et militante pour les droits des femmes. « La littérature africaine peut et doit se faire en Afrique », abonde son éditrice française, Emmanuelle Collas.

D'abord publié à Yaoundé par les éditions Proximité, sous le titre Munyal, les larmes de la patience, le roman de Djaïli Amadou Amal a fait l'objet d'une 2e édition, dans la collection panafricaine « Terre solidaire » de l'Alliance internationale des éditeurs indépendants, avant qu'Emmanuelle Collas n'en acquière les droits mondiaux, hors Afrique subsaharienne. C'est précisément pour faire davantage circuler les livres, grâce aux coéditions, que s'est bâtie l'Alliance il y a vingt ans. « Assez rapidement s'est imposée l'idée de coéditions solidaires entre pays du Nord et pays du Sud, avec un partage des savoir-faire mais aussi des coûts, proportionnels aux moyens des maisons », décrit Laurence Hugues, la directrice de l'association. « L'Alliance achète les droits, puis les cède à huit coéditeurs dans différents pays, qui travaillent chacun sur une couverture, et commercialisent l'ouvrage à un prix de vente adapté. Cela permet de donner un plus grand rayonnement à des livres, donc de valoriser le rôle de découvreur des petits éditeurs, et dans le même temps de rapatrier et vendre à un prix juste des textes publiés en France par des auteurs africains, tentés par la publication à l'étranger à cause du manque de structurations des professionnels sur leur territoire », précise Laurence Hugues.

Le rôle des éditeurs français

Nombreux sont en effet les professionnels qui, comme Boniface Mongo-Mboussa, déplorent le manque de moyens des éditeurs, « l'absence de festivals, de critiques littéraires, de revues spécialisées », ou d'un vrai réseau de librairies sur le continent africain en dehors de quelques grandes capitales comme Dakar, Abidjan ou Yaoundé. Et tandis que Suzanne Diop, éditrice en France des deux premiers romans de Mbougar Sarr, appelle de ses vœux « une plus grande place à la formation d'éditeurs et aux maisons d'édition dans les politiques culturelles » locales, d'autres, comme Erick Monjour, souhaitent aussi un investissement plus grand des éditeurs français : « Il y a vingt ans, les éditeurs anglophones ont pris le risque de s'installer en Afrique, ce qui a permis le développement de grands pays du livre comme le Nigeria. Les francophones, beaucoup moins. »

L'ex-éditeur, investi également dans l'organisation du salon « Les 72 heures du livre de Conakry », en Guinée. Il travaille actuellement sur une offre de formation pour fédérer les éditeurs africains, les faire monter en compétence, et proposer des livres plus aboutis sur le marché international. Il espère aussi faire de Conakry la capitale du livre en Afrique, aidé en cela par l'arrivée de la bibliothèque 100 % numérique You-Scribe en Guinée fin avril, qui devrait démocratiser un peu plus la lecture. Un autre acteur du livre a saisi tout le potentiel de développement du continent africain, et ses 300 millions de lecteurs francophones potentiels. Vincent Barbare, le président d'Edi8, « convaincu depuis longtemps qu'il fallait faire plus que publier en France des livres scolaires et les envoyer en Afrique », inspiré aussi par le modèle de la chaîne Canal + qui a atteint les 2 millions d'abonnés en Côte d'Ivoire grâce à des contenus originaux, a lancé fin 2020 Nimba Éditions à Abidjan. Cette filiale d'Editis, axée jeunesse, sport et culture, est pilotée à la fois par les équipes support à Paris et par trois directeurs sur place, « pour capter les attentes du public ivoirien » et de sa classe moyenne supérieure éduquée. Quant aux livres, en plus d'être diffusés sur YouScribe via un partenariat spécifique à l'Afrique, dans les deux Fnac et quelques librairies indépendantes d'Abidjan, ils sont aussi disponibles dans les boutiques Canal + du pays.

« Il faut évidemment faire preuve d'imagination pour la diffusion, mais j'ai la certitude que le développement des pays africains va s'accompagner d'un besoin de divertissement », souligne Vincent Barbare, qui vient de déposer les statuts d'une filiale similaire à Dakar dont les premiers livres paraîtront à Noël. « La dernière mission que l'on se donne, c'est de repérer les talents locaux et de les faire rayonner », affirme le patron d'Edi8. Le premier roman de la photographe franco-camerounaise Osvalde Lewat, Les Aquatiques, paru en août aux Escales et salué par le Grand prix panafricain de littérature en janvier, sera publié en Côte d'Ivoire par Nimba à la fin de l'année.

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