Au Salon de peinture et de sculpture de 1827, Delacroix expose La mort de Sardanapale. Le tableau représente le tyran perse observant calmement la mise à mort de ses concubines avant son propre suicide. La démesure de la composition choque. A la sulfureuse palette de l'artiste romantique le jury de l'exposition du Louvre préfère l'harmonie néoclassique de l'oeuvre d'Ingres, L'apothéose d'Homère. Pour le Salon de 1834, il s'attelle à la réalisation d'une grande toile inspirée par ses souvenirs d'un voyage au Maroc : Les femmes d'Alger dans leur appartement. Il y travaille comme un damné. Le corsage des belles Orientales, la richesse des étoffes qu'elles revêtent sont le prétexte d'un voluptueux mariage des lignes et des couleurs. A l'une d'elles manque quelque chose pour parfaire le tableau. Une chaîne d'or à la cheville peut-être ? Delacroix y songe. Mais quelle n'est pas sa surprise lorsque c'est la jeune servante envoyée par la blanchisseuse qui le lui suggère.
Pour son retour à la fiction, Michelle Tourneur, qui n'avait pas publié depuis Nuit d'or et de neige (Gallimard, 2002), choisit pour trame cette période de la vie de Delacroix précédant le Salon de 1834, où il se voit confier par son champion, le ministre Adolphe Thiers, les décors du salon du Roi au Palais-Bourbon. L'auteure de La beauté m'assassine ne se contente pourtant pas de reconstituer un bout de biographie du peintre de La barque de Dante, >même si elle compose un portrait au plus près de ce qu'en disent les témoignages - un homme élégant dont les bonnes manières masquaient un caractère fougueux, "un cratère de volcan artistement caché par des bouquets de fleurs" (Baudelaire). Tout l'intérêt du roman est le point de vue de Florentine Galien, la fille venue livrer son linge et qui lui propose ses services en tant que domestique. La fréquentation de l'atelier par cette dernière devient un voyage initiatique au pays de la création. Si elle est fascinée par l'oeuvre du grand maître, elle est non moins un mystère pour Delacroix. Cette femme de chambre sait lire et écrire, et est fort renseignée sur l'art. Qui est-elle au juste ? Une espionne aux services de ses ennemis jurés ? Florentine est en vérité une orpheline adoptée par son oncle, un riche marchand de tissus parisien ; élevée en Normandie par un curé et sa soeur célibataire, elle grandit près de la mer et dans l'aspiration au grand large. Paris sera la première étape d'une émancipation dont Michelle Tourneur a imaginé la progression romanesque. Tous les ingrédients de la fresque romantique sont là : Delacroix, le génial héraut de cette nouvelle esthétique, sa cousine et maîtresse Pauline du Forget, l'oncle bonhomme et la tante neurasthénique, la blanchisseuse bossue grâce à qui l'héroïne rencontre le peintre... La beauté m'assassine est une fable sur le regard qui ouvre au monde. Petite, Florentine avait appris avec la soeur du curé à tirer les cartes et prédire l'avenir, mais c'est en découvrant le trésor caché de l'église qu'elle saura lire le présent : le livre d'heures enluminé lui ordonnera de voir.