15 NOVEMBRE - RÉCIT France

John Berger- Photo JEAN MOHR/L'OLIVIER

Baruch Spinoza, polisseur de lentilles optiques à Amsterdam, dessinait, mais personne ne sait quoi. Les carnets de croquis dans lesquels Bento - le diminutif de Baruch - représentait le monde qui l'entourait ne nous sont pas parvenus... Le peintre et écrivain John Berger, en rêvant à ce carnet perdu, a imaginé un livre à la croisée des regards, littéralement. Il entrelace ainsi des citations issues des deux oeuvres du penseur publiées après sa mort en 1677, Le traité de la réforme de l'entendement et l'Ethique, des réflexions sur l'art et l'acte de dessiner, des chroniques autobiographiques, et des dessins à l'encre noire ou au fusain, au doigt, à l'eau et à la salive. Un récit suscite un dessin. Ou l'inverse. Sans mise en parallèle systématique, plutôt dans un jeu de correspondances, de liens souples. D'une page à l'autre : des branches de pruniers et des iris, le vélo de Luca, le corps de la danseuse espagnole Maria Munoz, le visage de Deborah, l'amie professeure de philosophie à l'université de Londres, un portrait de femme d'après Willem Drost, les traits d'Anton Tchekhov et d'Andreï Platonov, des paysages de Pologne, un gilet de bébé tricoté par une voisine pour le petit-fils nouveau-né de l'écrivain...

Comment le désir, l'impulsion de dessiner quelque chose commencent-ils ?, s'interroge le lauréat du Booker Prize 1972. Comment une puissante cohérence naît-elle d'une oeuvre aussi disparate, comment une route sûre et sage s'ouvre-t-elle au bout de tous ses chemins de traverse ?, se demande quant à lui le lecteur de Berger, qui trouvera dans ce carnet l'une des plus justes "mises en forme" de sa conscience esthétique et morale. Traits et textes tracent en effet de manière particulièrement adéquate les lignes de sa position d'observateur de la marche du monde, cette façon de voir (Ways of seeing était le titre de son essai sur l'art, écrit il y a quarante ans) qui part du singulier pour se rapprocher du général, du particulier pour y déployer l'universel. Son goût du détail pour le tout, du petit inclus dans le vaste. De ce point de vue, l'histoire du pinceau japonais sho offert à une sexagénaire cambodgienne, rencontrée dans une piscine municipale de banlieue, est un modèle : en moins d'une dizaine de pages, Berger explique pourquoi ce cadeau lui a permis d'approfondir sa compréhension de l'exil.

On trouvera donc tous les Berger dans Le carnet de Bento : le critique d'art, l'essayiste, le romancier, le naturaliste, le motard, le montagnard d'adoption qui a élu domicile depuis trente-cinq ans dans un hameau savoyard, le voyageur engagé... Le Berger politique, le Berger fraternel, le Berger rétif aussi, qui se fait mettre à la porte de la National Gallery par un vigile pour une affaire de sac posé au sol, un vendredi saint de 2008 où il s'applique à dessiner La crucifixion d'Antonello da Messina... En embarquant familièrement Spinoza en passager de sa Honda CBR 1100, "fasciné" qu'il est "par les similitudes entre le pilotage d'une moto et le dessin", Berger livre, à 85 ans, plus encore que la substance plastique de sa pensée, son mouvement même. «Nous qui dessinons le faisons pour rendre visible ce que l'on observe, mais aussi pour accompagner l'invisible vers sa destination indéchiffrable." Une belle équipée.

27.10 2014

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