Ce qu'il y a d'ennuyeux avec Patrick Modiano, ce n'est pas qu'il écrive toujours le même livre. Il faudra bien un jour, une fois pour toutes, se débarrasser de cette affirmation paresseuse qui ignore que c'est d'une œuvre qu'il s'agit, à laquelle chaque roman vient ajouter comme une harmonique nouvelle, un codicille qui vient déplacer légèrement le regard porté sur elle. C'est qu'il suscite toujours plus ou moins le même genre de lectures, de critiques. Sagan avait sa « petite musique », Modiano a ses « brumes », ses « errances parisiennes ». Pourtant, dans un monde où la littérature aussi, qui devrait pourtant en être la plus exempte, a ses exigences de « pitchs » et de sujets, il demeure. Résolument absent de ces préoccupations et plus que jamais vagabond d'un univers si personnel qu'il en devient universel. Le Nobel ne s'y est pas trompé. Ses lecteurs non plus. Il n'y a ici de vraiment pluriel que le singulier.
Deux ans après Souvenirs dormants, qui ressort en même temps en collection Folio, et une pièce de théâtre, dont on n'avait peut-être pas souligné le caractère ironiquement autobiographique, le revoici avec un roman, Encre sympathique, dont la minceur ne doit être comprise qu'en tant qu'elle est la quintessence même de son art. Peut-être jamais plus qu'en ces pages, tout s'échappe, tout fuit, tout est mis en doute : souvenirs, visages, lieux, voix perdues. Si l'on ne devait retenir de ce livre pour mieux l'évoquer que quelques mots - l'auteur nous en excusera -, ce serait peut-être son exergue, sublime, de Maurice Blanchot : « Qui veut se souvenir doit se confier à l'oubli, à ce risque qu'est l'oubli absolu et à ce beau hasard que devient alors le souvenir. » Rien n'est dit, tout reste à écrire.
Le narrateur se souvient d'un temps, autour de ses 20 ans où, comme Antoine Doinel dans Baisers volés de Truffaut, il fut brièvement engagé dans une agence spécialisée en recherches et filatures (un romancier fait-il jamais autre chose ?...). Il lui fut confié le soin de retrouver une jeune femme, plus ou moins de son âge, une certaine Noëlle Lefebvre, disparue comme elle était apparue dans la vie de certains hommes : en douceur et par effraction. Il la cherche partout et nulle part, dernier domicile connu, poste restante, établissements nocturnes plus ou moins clandestins, boutique où elle aurait pu travailler et rencontrer d'autres êtres presque aussi fantomatiques qu'elle et indolents que lui. Les années vont passer, la vie avec. De loin en loin, parfois, le souvenir de la jeune femme lui revient. Un souvenir aussi flou que l'était son enquête première. Un souvenir qui le traverse comme il traverse sans cesse au fil des ans cette ville où il l'a cherchée. Il faudra une autre ville, éternelle celle-là, Rome, pour que peut-être, « par accident » tout soit dénoué.
Plus que jamais, « l'onirisme réaliste » de Modiano est ici à l'œuvre. Si l'on osait, par sa clarté, cette quête du vide qu'il y exprime, la façon qu'il a d'y congédier le réel pour ne plus être que dans le deuil d'un souvenir déjà très ancien, on écrirait qu'il vient de faire son Tintin au Tibet... Le temps passe, les souvenirs aussi ; Patrick Modiano, lui, les dépasse.
Encre sympathique
Gallimard
Tirage: 80 000 ex.
Prix: 16 euros ; 144 p.
ISBN: 9782072753800