La vie des autres

L’auteur et son sujetYasmina Kadra et Mouammar Kadhafi. - Photo Olivier Dion

La vie des autres

Prolongeant la tendance déjà manifeste l’an passé, les romanciers français investissent l’exofiction. Mais ils s’attachent à renouveler ce récit de la vie des autres en misant sur la fantaisie ou sur des figures méconnues. Le cru 2015 est aussi marqué par les questionnements religieux et la recherche de nouveaux modèles de société.

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Par Marine Durand
avec Créé le 26.06.2015 à 02h04

Bien connue des cinéphiles et souvent gage de succès dans les salles obscures, la formule "inspirée de faits réels" marque plus encore que les années précédentes la rentrée littéraire 2015. Mais qu’ils collent au plus près à la vie de leur héros ou qu’ils se laissent aller à plus de liberté, les écrivains tendent à apporter au genre de l’exofiction un nouveau souffle. Délaissant les grandes figures, de nombreux titres mettent en lumière des inconnus au destin hors du commun. Patrick Roegiers raconte Christian Simenon (L’autre Simenon, Grasset), frère sans qualités du célèbre romancier belge, membre du mouvement rexiste et collaborateur opportuniste condamné à mort en 1945. Après avoir sondé le mythe Marilyn Monroe, Véronique Bergen aborde elle aussi dans les heures sombres de l’Europe avec Le cri de la poupée (Al Dante), retraçant la vie de l’artiste allemande Unica Zürn qui fraya avec les surréalistes parisiens autant qu’avec les nazis. Diane Meur s’attache à un banquier allemand oublié par l’histoire (La carte des Mendelssohn, Sabine Wespieser). Douna Loup s’inspire de la trajectoire de Jean-Joseph Rabearivelo et Esther Razanadrasoa, deux figures de la littérature malgache (L’oragé, Mercure de France), Maryline Desbiolles du compositeur niçois Maurice Jaubert (Le beau temps, Seuil), Mathieu Larnaudie de l’actrice américaine Frances Farmer (Notre désir est sans remède, Actes Sud), et Clélia Anfray de Charles Brifaut, courtisan influent de Charles X (Le censeur, Gallimard).

Laurent Binet - Photo OLIVIER DION

Politiques et écrivains

Mais c’est probablement dans le récit de la vie des personnalités connues que les romanciers s’autorisent le plus de fantaisie, piochant sans complexe dans la sphère politique. Dans Vladimir Vladimirovich (Flammarion), Bernard Chambaz décrypte les multiples vies de Poutine à travers les carnets de notes d’un homonyme. Anne Saulay pénètre la tête de Jean-Luc Mélenchon au moment de la présidentielle de 2012 (L’homme qui voulait attraper la Lune avec un filet à papillons, Le Passeur), et Yasmina Khadra celle de Kadhafi, narrant à la première personne l’enfance, les amours et les crimes du dictateur libyen (La dernière nuit du Raïs, Julliard).

Les grands auteurs continuent aussi à fasciner leurs semblables. Laurent Binet donne ainsi une tournure complotiste à la mort de Roland Barthes, allant jusqu’à imaginer dans son deuxième roman (La septième fonction du langage, Grasset) un club très secret de joutes verbales mêlant Foucault, Derrida et Searle. La palme de l’originalité revient sûrement à Sade à Acapulco d’Olivier Saison qui, chez Cambourakis, peint le vieux marquis en libraire exilé sous les tropiques. Même les plus sages des biographies romancées font cette année un pas de côté. Dans Kafka à Paris (Alma), Xavier Mauméjean s’attarde sur le séjour de l’auteur tchèque dans la capitale française à partir de septembre 1911 et Amélie de Bourbon Parme centre son récit sur l’obsession de Charles Quint pour une horloge mystérieuse (Le secret de l’empereur, Gallimard). Judith Perrignon se concentre sur les quelques jours précédant et suivant le décès de Victor Hugo (Victor Hugo vient de mourir, L’Iconoclaste), Chantal Pelletier choisit le prisme de la promenade littéraire pour suivre la trajectoire de Simone Signoret (Signoret ou La traversée des apparences, Busclats). Simon Liberati, enfin, fait le choix de l’intime puisqu’il mêle dans Eva (Stock) les trois figures d’Eva Ionesco, de la fillette pervertie par sa mère à l’adulte reconstruite après le traumatisme en passant par la compagne fantasmée.

Interroger les radicalisations

Dans cette première rentrée après le choc des attentats de janvier dernier, la concomitance d’ouvrages traitant des radicalismes religieux ne saurait être fortuite. Si Romain Puértolas, reconnaissable à son imagination débridée, livre un troisième roman contant le retour d’un Napoléon décongelé décidé à sauver la France de la menace terroriste (Re-vive l’empereur !, Le Dilettante), Julien Suaudeau aborde la problématique de front dans Le Français (Robert Laffont), emmenant son narrateur d’un quotidien morne en Normandie à un bastion jihadiste de Syrie. Interrogeant les antagonismes religieux, Thierry Cohen et Hafid Aggoune se confrontent au racisme entre communautés : le premier à travers le dialogue entre un juif et un musulman, amis d’enfance s’éloignant à la suite d’une agression antisémite (Avant la haine, Flammarion) ; le second par le biais d’un personnage professeur en Zep qui relit le Journal d’Anne Frank après l’attentat commis par un de ses élèves (Anne F., Plon).

La douleur de l’exil

Loin de s’enfermer dans les frontières de l’Hexagone, la fiction française s’engage en 2015 sur les routes du monde, pour conter le douloureux parcours des déracinés. L’exil marque particulièrement la rentrée Stock : dans Nous serons des héros, Brigitte Giraud suit la trace d’un duo mère-fils fuyant la dictature de Salazar pour s’installer dans la banlieue lyonnaise, Colombe Schneck raconte, à travers l’histoire d’une Bolivienne, celle de toutes ces "femmes invisibles" contraintes de quitter famille et patrie pour aller s’occuper des enfants des autres dans la riche Europe (Sœurs de miséricorde). Le quotidien des migrants est également au cœur de la rentrée Liana Levi, chez qui Paola Pigani évoque le destin de deux Albanais du Kosovo tentant de s’intégrer à leur arrivée en France (Mirko), et de Luce Wilquin où, dans Lettres d’Otrante, Geneviève Bergé détaille les difficiles conditions de vie sur les chantiers italiens.

Le basculement dans la folie

Inépuisable thème de la littérature, l’âme humaine et ses déviances continuent de susciter la curiosité des écrivains. En témoignent L’illusion délirante d’être aimé (Stock), dans lequel Florence Noiville, se fondant sur une expérience personnelle, décrypte l’érotomanie, autrement appelée syndrome de Clérambault, ou encore Profession du père (Grasset) de Sorj Chalandon, dans lequel le narrateur se trouve aux prises avec la mythomanie maladive de son géniteur. Mary Dorsan plonge, elle, directement son lecteur dans le milieu de l’hôpital psychiatrique (Le présent infini s’arrête, P.O.L), tout comme Didier Goupil (Le journal d’un caméléon, Le Serpent à plumes) dont le héros, en établissement spécialisé, se découvre plusieurs identités.

Changer le monde

Dans la tonalité plutôt sombre de cette rentrée littéraire émergent plusieurs voix pour appeler à un changement de société. Chez Albin Michel, Olivier Bleys (Discours d’un arbre sur la fragilité des hommes) réinterprète la fable du pot de terre contre le pot de fer, mettant face à face un aspirant propriétaire chinois et une grande compagnie minière dans un roman au dénouement inattendu, tandis que Gérard Mordillat (La brigade du rire) imagine le kidnapping d’un éditorialiste économique forcé de travailler selon les préceptes qu’il prône à longueur de chroniques. Emblématique de la crise, la ville de Détroit et ses ruelles désertées sont au centre de deux romans, l’un chez Allia (Fordetroit d’Alexandre Friederich) l’autre chez Flammarion (Il était une ville de Thomas B. Reverdy). Le chômage tient aussi le haut de l’affiche, sous les traits d’une trentenaire en fin de droits avec Sophie Divry (Quand le diable sortit de la salle de bain, Noir sur blanc, "Notabilia") ou sous la plume des "Kids" de France Inter, Mehdi Meklat et Badroudine Saïd Abdallah, qui prennent comme point de départ de leur premier roman (Burn out, Seuil) le suicide d’un chômeur dans une agence Pôle emploi.

On trouvera la note de légèreté de cette rentrée littéraire française au Dilettante. Pascale Pujol y donne à voir dans Petits plats de résistance une galerie de personnages filouteurs et hauts en couleur dans une comédie sociale où se croisent les questions d’emploi, de diversité et d’économie alternative. M. D.

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