Une fillette emmitouflée dans un duffle-coat jaune d'où dépasse une bouille rebondie surmontée d'un béret coloré : c'est sous ces traits, dessinés par son père, que Valentine Gay est d'abord entrée à L'Ecole des loisirs. Au début des années 1980, Michel Gay, -auteur de livre jeunesse pour la maison, avait fait de sa fille, alors âgée de 5 ans, l'héroïne d'une série d'albums (Valentine au grand magasin, Valentine attend le bébé...) mettant en scène une gamine curieuse et dégourdie, toujours accompagnée de son fidèle chien, Veinard.
Comprendre le monde
Près de quarante ans plus tard, Valentine Gay est de retour à L'Ecole des loisirs où elle a cofondé Globe en 2013, un label de littérature pour les adultes qu'elle dirige depuis lors. En cinq ans, la maison s'est fait connaître par une ligne éditoriale exigeante, s'appuyant sur des textes traduits de non-fiction littéraire, et a déjà raflé un prix, le Médicis essai 2017 pour Celui qui va vers elle ne revient pas de Shulem Deen. « Ce livre illustre ce qui sous-tend ma ligne éditoriale : la littérature comme manière de connaître et de comprendre le monde », explique-t-elle avec fougue.
L'éditrice à la beauté préraphaélite a des points communs avec le personnage de son enfance. Constamment -affichés, son enthousiasme et sa curiosité ne sont pas feints. Ces traits de -caractère ont certainement guidé les différentes vies de celle qui n'a rien d'une « fille de ». « Je n'aurais jamais pensé travailler pour L'Ecole des loisirs, le fait que mon père y publie est plus une complication qu'un avantage », assure la quadragénaire qui est devenue directrice de Globe après - « et grâce à » - des pas de côté qui l'ont amenée dans le monde de l'art, puis dans le journalisme.
Pourtant, Valentine Gay a toujours rêvé d'être éditrice. Si elle a poussé ses premiers cris à Bayonne - mais a grandi à Paris -, elle est surtout « née dans les livres ». Tandis que son père lui racontait ses projets d'ouvrages, elle reliait des pages de papier avec de la pâte à modeler. Enfant, puis adolescente, elle dévore les livres, avec un appétit particulier pour ceux qui ne sont pas destinés à son âge. A cette époque, le métier d'éditrice lui paraît « inenvisageable car réservé à quelques personnes chanceuses ».
Après des études de philosophie, elle « se débrouille » pour travailler auprès de l'agente Eliane Benisti où elle confronte ses idéaux avec la réalité du marché. S'ensuit une longue incursion en Angleterre où elle rejoint son petit ami de l'époque et tente, en vain, de trouver du travail dans l'édition. Sa rencontre avec le galeriste Emmanuel Perrotin, qui l'engage pour gérer les catalogues raisonnés d'artistes, la plonge dans le milieu de l'art contemporain. Elle y côtoie durant plusieurs années Bob Calle - père de l'artiste Sophie Calle -, mais aussi Christian Boltanski dont elle gère les archives. Dans les livres d'artiste du plasticien, elle -découvre qu'« on peut jouer tout en étant très -sérieux car dans l'art comme dans la littérature, le grand sujet, c'est une forme de vérité ». De cette époque, où elle -lisait assidûment la littéraire Revue perpendiculaire, elle garde un amour pour les « livres de doux dingue » qu'elle collectionne encore aujourd'hui.
Documents littéraires
La jeune femme aurait pu devenir galeriste mais elle persiste à tracer son chemin vers l'édition. « En attendant, le journalisme me semblait être une option, une manière de transmettre. » Lorsque, au début des années 2000, le journaliste et réalisateur Ariel Wizman lui propose de la rejoindre dans sa société de production pour travailler ensemble, elle accepte. « Valentine a une personnalité très rare, elle s'intéresse réellement à tout avec une vivacité puissante et ne se limite jamais, cherchant perpétuellement des débouchés concrets à sa curiosité », raconte Ariel Wizman avant d'ajouter en riant qu'« il est parfois difficile de la suivre. » A côté des documentaires qu'elle -réalise pour Arte ou Canal+, elle se passionne pour le journalisme narratif et apprend à écrire des articles aux côtés de Jean-François -Bizot, à qui elle dit « devoir beaucoup ». Parallèlement, elle apporte des textes aux éditions -Scali, où travaille celui qui était à l'époque son mari, et ami d'enfance, Bertil Scali dont elle est maintenant -séparée depuis dix ans.
Elle propose aussi des livres pour adolescents à L'Ecole des loisirs, « avec plus ou moins de succès », se souvient-elle. Jusqu'à ce que, en 2009, Jean Delas et Arthur Hubschmid, deux des fondateurs de L'Ecole des loisirs, lui proposent de développer une collection de « documents littéraires » -offrant un regard sur le monde pour les adolescents, nommée « Médium documents ».
Tout en continuant ses activités journalistiques, l'éditrice amène plusieurs textes tels Le dernier danseur de Mao (Li Cunxin) ou Dans la peau d'un chef de gang (Sudhir Venkatesh). Et trouve ce dernier si fort qu'elle décide, en 2012, de demander à Laurent Beccaria d'en publier les bonnes feuilles dans la revue XXI. « Il a refusé mais nous avons évoqué ensemble la possibilité d'un partenariat avec la maison pour lancer un XXI jeunesse. » Un déjeuner est alors organisé entre Laurent Beccaria, Valentine Gay et Jean Delas, au cours duquel ce dernier décide de « faire mieux » : lancer un domaine pour adulte qui s'inscrirait dans l'esprit de la maison, à savoir des titres qui permettent de -réfléchir et de grandir. « Jean Delas m'a confié le -catalogue et j'ai choisi le nom. » Globe était né.
« J'ai conscience que la diversité de mon parcours et de mes regards a joué en ma faveur pour ce poste », explique l'éditrice. Intéressée depuis longtemps par une littérature qui se nourrit d'autres approches, allant piocher notamment dans les sciences humaines, elle met en œuvre une ligne éditoriale privilégiant la non-fiction. A ses débuts, la maison fonctionne de manière « artisanale » et le premier titre, L'éthique des hackers de Steven Levy paraît en 2013 « de façon confidentielle ». L'arrivée au même -moment de Louis Delas, qui succède à son père, à la direction générale de L'Ecole des loisirs permet à Globe de « se professionnaliser ». « J'ai sou-haité développer le groupe vers de nouveaux axes éditoriaux, avec Rue de Sèvres pour la bande dessinée et faire de Globe le -label adulte de notre maison qui se porte fort bien », précise Louis Delas. Selon lui, Valentine Gay possède un « triangle » de qualités rares : « sensibilité, créati-vité, énergie, le tout complété par du pragmatisme ».
Ligne éditoriale atypique
A la tête d'une « petite maison dans la grande », Valentine Gay peut s'appuyer sur les infrastructures du groupe ; -fabrication, comptabilité, service des droits. Elle assure elle-même les relations librairies, bénéficie des services de l'agence Anne & Arnaud pour la presse, et voit ses livres diffusés-distribués par Flammarion UD. « Et j'ai la chance de pouvoir bénéficier d'une liberté éditoriale totale », ajoute l'éditrice.
Depuis le succès en 2016 de Fairyland d'Alysia Abbott - 25 000 exemplaires écoulés, format poche compris - qui a remporté le grand prix de l'Héroïne Madame Figaro, Valentine Gay a réussi à impulser, avec 12 titres par an, une ligne éditoriale atypique mais reconnaissable qui séduit la critique. En témoigne le Médicis reçu en 2017 mais aussi -l'accueil réservé au « polar du réel », La note américaine de David Grann (2018) ou à L'écart d'Amy Liptrot, paru à la rentrée littéraire. A cette occasion, la maison organisait pour la première fois sa propre réunion de présentation aux libraires. « Puisque chaque livre que je publie comporte un sujet poten-tiel de débats, je compte reproduire ce genre de rencontres régulièrement avec les auteurs, traducteurs ou correcteurs des titres de la maison », s'enthousiasme l'éditrice.
En 2019, elle entend faire monter la production à une quinzaine de titres par an, en s'ouvrant pour la première fois à des textes de fiction et à des auteurs français. Un nouveau double pas de côté pour Valentine Gay.