Stratégie

L’autoédition apprivoisée

Le stand Bookelis au Salon du livre de Paris 2015, l’une des sociétés qui proposent leurs services de publication aux auteurs. - Photo M. Combe/LH

L’autoédition apprivoisée

Une demi-douzaine de romans initialement autoédités paraîtront dans les prochaines semaines chez des éditeurs de littérature générale ou de poche. Ces derniers, qui développent la veille sur ce secteur dominé par Amazon, en ont fait un vivier dans lequel ils se disputent les textes les plus prometteurs.

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Par Hervé Hugueny
Créé le 12.02.2016 à 00h30 ,
Mis à jour le 12.02.2016 à 08h01

"Fin avril, deux mois après la publication de mon livre sur Amazon, Michel Lafon m’a contactée. Mosaïc, Fleuve éditions et Fayard m’ont aussi appelée. Les éditeurs mènent vraiment une veille active sur l’autoédition", s’étonne encore Amélie Antoine, qui travaille dans une collectivité locale du nord de la France. Fidèle au poste, son deuxième livre mais premier roman, s’était certes hissé assez vite en tête du classement des ventes numériques sur Amazon, mais il n’était pas encore distingué par le prix organisé quelques mois plus tard par le site de vente en ligne.

Affiche sur le stand Kindle Direct Publishing au dernier Salon du livre de Paris.- Photo M. COMBE/LH

Ce roman féminin qui promène habilement son lecteur sera en librairie le 10 mars, publié par Michel Lafon. Depuis trois ans, l’éditeur puise avec succès dans le vivier de ces auteurs de plus en plus nombreux à utiliser les ressources de l’autoédition. "Nous publierons mi-avril Désolée, je suis attendue, le quatrième roman d’Agnès Martin-Lugand", annonce Florian Lafani. Editeur pour la littérature française et italienne, il est aussi chargé du développement numérique de la maison, ce qui l’a conduit à mener cette veille sur Internet. "J’ai bien dû lire 200 titres pour trouver cinq auteurs", estime-t-il. Mais le rendement se révèle finalement supérieur à celui des manuscrits reçus par la poste.

Success stories

L’histoire d’Agnès Martin-Lugand est la version française des success stories américaines ou britanniques, racontées jusque dans les pages de la presse économique anglo-saxonne. "Son premier titre, Les gens heureux lisent et boivent du café, approche les 400 000 exemplaires en poche et grand format. Harvey Weinstein, le producteur de The artist [cinq oscars en 2012], a acquis les droits d’adaptation au cinéma", se réjouit l’éditeur. Ses deux autres romans, dont un reste à paraître en poche, totalisent 270 000 ventes en version papier, selon GFK.

Michel Lafon a publié une dizaine de titres d’abord autoédités, dont ceux d’Alice Quinn, Karen Merran, Morgan Bicail, Margot Malmaison (Un amour de jeunesse, beau succès avec 68 000 exemplaires vendus en grand format) ou encore Aurélie Valognes. Celle-ci publie son deuxième roman au printemps alors que son premier (Mémé dans les orties, une histoire de vieux voisin grincheux mais finalement pas méchant) sera repris au Livre de poche.

"Je vois la Toile comme un énorme service des manuscrits", compare Lina Pinto, précisément… au service des manuscrits d’Albin Michel, qui lui a demandé d’assurer cette veille depuis quelques mois. Elle a ainsi repéré Sophie Tal Men, neurologue dans la vraie vie, qui raconte celle d’une jeune interne à l’hôpital de Brest : Les yeux couleur de pluie est prévu en mai chez Albin Michel. L’éditeur a exigé de disposer aussi des droits numériques, provoquant la sortie du roman du catalogue de Kindle Direct Publishing (KDP).

"L’autoédition est un nouvel élément qui rentre dans le champ exploratoire des éditeurs, après la presse, les blogs, les sites de publication, Facebook. Il y a des textes très intéressants, dont on sent le potentiel, encore "brut de décoffrage" même s’ils sont déjà travaillés comme des livres", s’enthousiasme Alexandrine Duhin, responsable éditoriale chez Fayard, qui calcule avoir parcouru ou lu une centaine de ces romans. Pour repérer des titres avant leur montée dans les meilleures ventes, elle explore les commentaires des lecteurs, les blogs littéraires ou les posts sur Facebook. Elle a déjà transformé en livres des textes d’abord publiés sur Internet, comme la chronique des urgences issue du blog de Baptiste Beaulieu, interne en médecine, et publiera en mars chez Mazarine, une marque que Fayard relance, un premier titre issu de l’autoédition. Hier encore, c’était l’été, qu’on peut encore télécharger sur Amazon, est une histoire de copains d’enfance que la vie transforme en adultes. Les éditions de la Loupe publient aussi un recueil de nouvelles, initialement autoédité, de son auteure, Julie de Lestrange. "Quand il y a de bons textes, on est toujours en concurrence, remarque Alexandrine Duhin. Et nous nous posons tous les mêmes questions sur le taux de transformation du numérique en papier."

 

Littérature grand public

Les récits sélectionnés relèvent le plus souvent d’une littérature grand public, ni trop sentimentale, ni trop marquée par un genre dont le lectorat serait plus réduit. Isabelle Rozenn-Mari, élue Coup de cœur des lecteurs Amazon pour Souviens-toi Rose…, son cinquième roman à la charnière du fantastique et du thriller, n’a reçu aucun appel d’éditeur, bien qu’il ait attiré environ 20 000 lecteurs, et soit toujours dans le Top 20. Solène Bakowski, enseignante en détachement dans une association de réflexion sur l’organisation scolaire, également primée pour Un sac, qui retrace le très noir destin d’une enfant mal partie dans la vie, a bien été contactée, par Fayard notamment, mais sans suite.

"Ce sont deux marchés très différents en raison des pratiques tarifaires, note Florian Lafani. A 2,99 euros, le prix le plus fréquent d’un ebook autoédité, le lecteur hésitera moins. Un livre numérique dispose aussi de plus de temps pour s’installer, alors qu’en librairie, si les ventes n’ont pas décollé dans les deux mois suivant la sortie, c’est difficilement rattrapable.""L’échelle du marché est différente, et ce qu’on en voit, limité au Top 100 du classement d’Amazon, donne une vision assez biaisée", ajoute Karine Lanini, directrice éditoriale responsable du pôle romance chez Harlequin.

Le roman sentimental étant un des genres majeurs de l’autoédition, la spécialiste de ce segment surveille forcément ce qui s’y passe, mais n’a encore rien trouvé de convaincant. "Ce sont plutôt des auteurs autoédités qui viennent à nous, via notre programme HQN de publication numérique", explique-t-elle. Il a notamment permis de découvrir Emily Blaine (140 000 ventes pour les 3 volumes de sa comédie sentimentale Dear you, passée en grand format).

Laboratoire

Les éditeurs ont donc pris la mesure de l’autoédition, utilisée comme une sorte de laboratoire où ils sélectionnent des textes parfois refusés par les services des manuscrits, mais qui bénéficient aujourd’hui d’une deuxième chance, corrigeant le hasard des envois postaux mal calculés. "Le problème est que beaucoup de manuscrits ne vont pas chez le bon éditeur", regrette Alexandrine Duhin, qui rappelle que l’autoédition n’est pas organisée pour négocier les droits d’adaptation, la réédition en poche ou encore les traductions.

Pour la diffusion du livre imprimé en tout cas, seule l’édition dispose du savoir-faire et des infrastructures nécessaires pour transformer un succès numérique en best-seller mondial. A cet égard, Fifty shades et After, qui trouvent leur origine dans l’autopublication, une variante de l’autoédition, ont bien contribué à la prospérité de la chaîne du livre, et notamment de la librairie.

S’il y avait une note d’inquiétude dans un tableau par ailleurs réjouissant, ce serait que l’acteur dominant de l’autoédition, autour duquel tous les autres gravitent, est Amazon. Le géant de Seattle contrôle à la fois l’outil technologique et l’accès aux clients sur Internet, un court-circuit qu’aucun concurrent ne maîtrise aussi bien.

Le temps de l’édition

Amélie Antoine- Photo AMAZON

"Héloïse d’Ormesson est la seule à m’avoir répondu et encouragée à persévérer", se souvient Amélie Antoine, dont le roman a été refusé par les éditeurs auxquels elle l’avait envoyé. Finalement découvert sur Amazon par Michel Lafon, Fidèle au poste raconte une histoire de couple et de trahison, ou plutôt de désillusion très amère, et durement châtiée. Amélie Antoine se trouve maintenant confrontée au temps de l’édition, plus lent que son rythme de production. "J’ai déjà écrit deux autres romans. Michel Lafon est d’accord pour publier le deuxième, mais maintenant, il faudrait que je m’arrête jusqu’en 2019", s’inquiète-t-elle.

La "vision à long terme" d’Amazon

Eric Bergaglia, responsable de Kindle Direct Publishing, le programme d’autoédition d’Amazon.- Photo LOIC MORNET/AMAZON

"Nous en sommes encore au premier stade du développement de l’autoédition, surtout en France, quand on sait combien de manuscrits dorment toujours dans les tiroirs. Pour nous, ce programme s’inscrit dans une vision à long terme", explique Eric Bergaglia. Responsable pour le bassin francophone de Kindle Direct Publishing (KDP), le programme d’autoédition d’Amazon, il est seul, avec une stagiaire, pour s’occuper d’un catalogue de "plusieurs centaines de milliers de titres en français", et suit personnellement une soixantaine d’auteurs.

"Aujourd’hui, 35 à 40 des livres de notre Top 100 viennent d’auteurs autoédités, contre 30 à 35 il y a deux ans", indique le responsable de KDP. La part dans l’ensemble des ventes de livres numériques n’est pas précisée. Chez Kobo, le programme équivalent représente 12 à 18 % des ventes en volumes selon les pays.

L’échelle des best-sellers dans KDP reste moins haute que celle du livre imprimé. "De plus en plus d’auteurs passent les 20 000 lecteurs, et de plus en plus vite. L’an dernier, une dizaine d’auteurs KDP Select ont touché l’équivalent d’un smic par mois", estime Eric Bergaglia. Ils maîtrisent de mieux en mieux les outils de promotion et de marketing mis à leur disposition par Amazon, qui étend sa palette de services. "Plus d’une dizaine d’auteurs français ont déjà été traduits via notre programme Amazon Crossing", se félicite le responsable de KDP. Le premier livre d’Aurélie Valognes, Mémé dans les orties, a ainsi 120 000 lecteurs aux Etats-Unis, soit plus qu’en France selon son auteure. Le sourire au clair de lune de Julien Aranda et Klimax de Lionel Camy, un roman et un thriller publiés dans KDP, sont les deux premiers titres repris par la branche française d’Amazon Publishing, la marque éditoriale du groupe. "Une vingtaine d’auteurs KDP ont aussi été ou seront publiés par des éditeurs traditionnels, dont nous sommes complémentaires. On peut imaginer ce qui serait le modèle de demain, où l’auteur conserve ses droits numériques pour KDP Select et passe chez un éditeur pour la version papier de ses livres", envisage Eric Bergaglia.

Un écosystème autour des auteurs

 

De multiples opérateurs proposent des services pour accompagner les auteurs dans le processus de production de leurs livres.

 

Livres prêts à être livrés dans l’unité de production de Books on Demand à Hambourg, en Allemagne.- Photo BOD

Répondant à l’irrépressible besoin d’être publié qui consume les auteurs en souffrance d’éditeurs, l’autoédition sur Internet les a au moins libérés de l’emprise des officines d’édition à compte d’auteur. Mais aussi simple d’accès soit-elle, la technologie ne remplace pas tous les services et prestations nécessaires à la production d’un livre. D’où l’apparition d’entreprises spécialisées assurant les fonctions de l’éditeur, sauf pour le choix des textes.

La fabrication d’un livre papier est le premier service proposé par nombre d’entre elles. Books on Demand (BOD), filiale du distributeur allemand Libri implanté à Hambourg, a mis en place une organisation comparable à celle des groupes pour vendre en librairie du livre imprimé à la demande. En France, BOD travaille avec la Sodis (groupe Madrigall). "Nos délais de livraison sont maintenant de 2 à 4 jours. Nous avons 5 000 auteurs français qui ont publié environ 10 000 livres. La librairie indépendante assure désormais la moitié des ventes dans le circuit commercial", explique Gerd Robertz, directeur général.

L’impression numérique a simplifié l’accès à la fabrication, qui n’est plus un obstacle pour nombre d’auteurs. Les imprimeurs se sont adaptés à ces clients non professionnels. "Les auteurs représentent maintenant 30 % de mon chiffre d’affaires", calcule Pierre Picard, P-DG de Copy-Média, installé en Gironde. Il est organisé pour imprimer de quelques dizaines à 200 ou 300 exemplaires, que les auteurs vendent en direct sur Internet ou dans de multiples petits salons. Jouve, CPI, parmi d’autres, ont aussi ouvert leurs presses numériques aux auteurs.

Des sociétés de services d’édition se sont intercalées entre les auteurs et les imprimeurs en proposant des outils d’autoédition numérique et papier, tel Lulu.com, qui se charge aussi de la diffusion dans les grandes librairies internet. Edilivre et Publibook, filiales de la holding AParis, vendent un service similaire, en partenariat avec l’imprimeur Sobook. Ce groupe fait un effort de marketing en proposant des marques et des collections à ses auteurs, qu’il soutient dans la promotion sur des salons. Bookelis travaille avec Jouve pour la fabrication et avec Hachette pour la distribution en librairies. Publishroom fait appel à Dupliprint pour la fabrication, à Daudin pour la distribution papier, à Immatériel pour la distribution numérique. Librinova, créé par d’anciennes éditrices, propose une publication et une diffusion numériques, avec une évolution vers le papier pour les meilleures ventes, et un accompagnement d’agent littéraire : trois titres ont été publiés, deux sont à paraître chez des éditeurs.

Tâches chronophages

Iggybook, qui veut libérer les auteurs des mêmes soucis de distribution avec l’aide d’Eden pour le numérique, d’Hachette et de sa filiale Lightning Source pour la distribution et l’impression des livres imprimés en librairies, met l’accent sur la promotion et la visibilité sur Internet. Laurent Bettoni, auteur et éditeur, lance quant à lui le label Les Indés, qui veut soulager les auteurs des tâches chronophages en distribution-diffusion numérique et papier, en travaillant avec Amazon, Bookelis et Hachette.

Ce marché suscite aussi des publications de livres pratiques. Le dernier en date est sorti chez Eyrolles pour la version papier : Publier son livre à l’ère numérique : autoédition, maisons d’édition, solutions hybrides. Les auteures, Marie-Laure Cahier et Elizabeth Sutton, ont gardé leurs droits pour la version numérique.

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