Conserver un lien avec la nature, déployer une activité physique, être attentif à ce que l'on mange, veiller à son équilibre intérieur et développer les nourritures relationnelles. Tels sont les cinq piliers du bien-être dégagés par notre rédacteur en chef invité, le psychiatre Christophe André. Fondés sur des intuitions anciennes, ils sont aujourd'hui tous étayés par des études scientifiques. « Les données recueillies démontrent que cultiver ces dimensions contribue à réduire notre stress, à rééquilibrer notre balance émotionnelle et à compenser les dérives de notre société », précise l'auteur de nombreux succès de librairie dont plusieurs traitent directement de ces sujets.
Sensible à l'air du temps, le monde du livre s'inscrit pleinement dans ces préceptes. En premier lieu par une production éditoriale nourrie, parfois même pléthorique comme sur la méditation. « Il n'y a pas de modes éditoriales qui ne soient pas reliées à des besoins -authentiques », plaide Christophe André.
Au-delà, toute la chaîne du livre participe au bien-être général à travers la multiplicité et la variété des événements, manifestations et animations organisées en librairie, en bibliothèque ou dans des festivals pour rassembler le public autour de la lecture et lui faire vivre de nouvelles expériences.
1. LE CONTACT AVEC LA NATURE
S'exposer aux espaces verts, marcher en forêt ou contempler la mer : l'être humain ne peut se passer de la nature. « Cela s'appelle d'ailleurs la vitamine V, comme vert, et de multiples données scientifiques démontrent que ce contact est essentiel », avance Christophe André. Les éditeurs ont bien saisi cet enjeu, et la nature irrigue désormais de nombreux livres de bien-être. Libraires et bibliothécaires ne sont pas en reste pour inciter leur public à augmenter son « green time, très déficitaire en regard du screen time », pointe Christophe André. A Banon, la librairie Le Bleuet propose, au printemps et à l'automne, des circuits de randonnées. Littéraires ou purement botaniques, ponctués de lectures ou de découvertes de la flore de la région, ils permettent d'admirer le paysage environnant la librairie.
Implantée dans les monts d'Arrée, en plein cœur de la forêt de Huel-goat, en Bretagne, la librairie-café L'Autre Rive organise régulièrement des balades contées en forêt, à la tombée de la nuit. Outre l'intérêt de déambuler au milieu d'arbres centenaires, et de faire un peu d'exercice, la balade permet de donner aux histoires une saveur particulière. Dans les Pyrénées-Orientales, la médiathèque de Pézilla-la-Rivière a carrément choisi de placer la nature et l'écologie au cœur de son projet (voir page 22). Et pour interroger la place de l'homme dans la nature, et sa relation au vivant en temps de crise écologique, la fondation François Sommer a mis sur pied le salon Lire la nature. Installée au musée de la Chasse, à Paris, chaque début d'année depuis 2017, la manifestation réunit romanciers, explorateurs et spécialistes de l'environnement autour de thèmes liés à l'actualité. Avec des rencontres et des débats qui cherchent à sensibiliser les visiteurs et à les inciter à l'action.
2. UNE ACTIVITÉ PHYSIQUE
L'activité physique est un besoin ancestral qui, jusqu'au XIXe siècle, était couvert. « Jusque-là, les humains étaient naturellement actifs », note Christophe André. Mais avec le XXe siècle, la sédentarité s'est installée. Il a fallu inventer des pratiques sportives pour en conserver les bienfaits. Sur une base régulière, marche, yoga, Qi Gong ou aquagym ont un impact physiologique et psychologique. Ces activités contribuent à faire baisser le stress et à augmenter notre immunité. S'il est plus difficile pour les acteurs du livre d'organiser des activités sportives dans leurs espaces, des initiatives émergent ici et là en France. La librairie Les Rebelles ordinaires, à La Rochelle (voir page 23), propose des ateliers Qi Gong et yoga. Ouverts à tous, quel que soit le niveau, ils permettent notamment aux débutants de mettre le pied à l'étrier. Menés par des intervenants qualifiés, ils se tiennent une fois par mois, au premier étage de la librairie, lorsque celle-ci est fermée, apportant en outre « des moments de partage », pointe Guillaume Bourain, fondateur des Rebelles ordinaires. Avec le même objectif - rassembler autour d'une activité physique -, la médiathèque de Sotteville-lès-Rouen a intégré un atelier de danse destiné aux parents et aux enfants dans le cadre de sa semaine consacrée au bien-être, qui se déroule en mars depuis trois ans.
3. UNE ALIMENTATION SAINE
De notre alimentation dépend la santé de notre corps et de notre esprit. Un régime sain, riche en fruits et légumes, contribue à réguler la balance émotionnelle. A l'inverse, l'excès de sucre favorise l'hyperactivité et celui de viande et de farine raffinée les inflammations, constituant un facteur aggravant des dépressions et des états anxieux chroniques. Aussi libraires et bibliothécaires cherchent-ils de plus en plus à mettre en application auprès de leurs clients et usagers les préceptes préconisés par les ouvrages qu'ils vendent et conseillent, et qui composent le segment le plus porteur de l'édition de livres de cuisine. Conférences et rencontres fleurissent, comme à la bibliothèque de Verdun qui accueille, ce vendredi 17 mai, son premier atelier-débat sur la diététique.
Encore plus engagé, et disposant des infrastructures nécessaires, le -café-atelier et librairie In cuisine, à Lyon, axe depuis plusieurs années ses ateliers sur la cuisine saine, le locavorisme, le zéro déchet et l'anti-gaspillage, et accueille régulièrement une association vegan qui prodigue ses conseils. Mais pour Marianne Vellieux, fondatrice du concept, le bien-être par l'alimentation passe aussi par le jeu sur les couleurs et la présentation et, surtout, par la dégustation en pleine conscience. Il y a deux ans, elle a démarré des ateliers sur cette pratique. De son côté, l'association Caranusca, à Liège, embarque des auteurs sur sa péniche le temps d'une résidence, et propose aux écrivains qui le souhaitent de concocter un repas qu'ils dégusteront en compagnie d'une poignée de lecteurs. En 2016, le prix Goncourt Mathias Enard s'était mis aux fourneaux
4. UN ÉQUILIBRE INTÉRIEUR
Méditer est presque devenu une activité courante en librairie ou en bibliothèque. De nombreuses bibliothèques organisent des ateliers de découverte. A la médiathèque de Sotteville-lès-Rouen, c'est l'une des premières activités qu'a proposée Katia Donnet lorsqu'elle a organisé sa première semaine du bien-être. A Saint-Quentin, à Saint-Nazaire ou à l'Hôpital-Camfrout, dans le Finistère, les conférences, ateliers et initiations se multiplient. En librairie, Les Rebelles ordinaires instaure à la rentrée un cycle régulier de séances de découverte de la méditation, alors qu'à Mulhouse, 47° Nord s'est lancée en janvier dans l'hypnothérapie.
Les activités qui permettent de retrouver un équilibre intérieur ont le vent en poupe dans l'ensemble des professions du livre. Les siestes littéraires, imaginées par Olivier Chaudenson pour les Correspondances de Manosque et la Maison de la poésie, à Paris, se répandent désormais dans bon nombre de festivals dont Les Emancipéés, à Vannes. « Elles amènent une sorte de douceur, une ambiance différente et invitent à renouer avec le temps long nécessaire à la lecture, à l'écoute et à l'écriture », estime Olivier Chaudenson, directeur du festival épistolaire de Manosque. « Offrir à son cerveau des temps de calme, de non-activité, laisser les choses venir est antinomique de ce que la société nous murmure de faire : le remplir de choses dont les 9/10es sont inutiles. Mais cela permet de faire baisser le stress et les émotions négatives et de rééquilibrer la balance émotionnelle », rappelle Christophe André.
5. ENTRETENIR LE LIEN SOCIAL
Comme Monsieur Jourdain faisait de la prose sans le savoir, le monde du livre participe depuis de longues années au bien-être des citoyens sans vraiment l'analyser. Désormais installée en bibliothèque comme en librairie, la notion de tiers lieu répond au besoin de nourritures relationnelles qui touche chaque être humain. « Tout ce qui augmente notre sentiment subjectif d'être en lien avec les autres est extrêmement bénéfique pour notre bien-être global », confirme Christophe André. Rencontres avec des auteurs, partage lors de clubs de lectures, possibilité, grâce à des ateliers, de faire ensemble, mais aussi simplement discussion avec les libraires et les bibliothécaires, les lieux du livre cultivent le lien social et en font même, aujourd'hui, leur marque de fabrique pour se différencier d'une concurrence immatérielle.
Salons et festivals sont également attentifs à cet aspect et prennent de plus en plus soin de leurs visiteurs en développant des formules permettant des échanges privilégiés avec les intervenants dans des cadres inédits ou originaux. A Lagrasse, le Banquet du livre s'est construit sur cette philosophie (voir page 24). « Nous bénéficions d'un environnement incroyable, à nous d'accueillir dans les meilleures conditions nos festivaliers et nos intervenants », confirme Lucie Combret, secrétaire générale de l'association qui gère le festival. Ces conditions ont permis de faire du Banquet du livre, en vingt-cinq ans, l'un des rendez-vous littéraires les plus prisés de l'été, où l'on se rend en famille et où l'on se retrouve entre amis.
La librairie, l'autre rond-point
La récente crise des « gilets jaunes » a montré, entre autres choses, à quel point les échanges et la convivialité étaient à la fois un besoin et un moteur. Alors, il y a certes les ronds-points, mais aussi, dans un genre plus pérenne et douillet, les librairies ! Rien ne me réjouit plus qu'une librairie ouverte, vivante, où se déroulent des expériences pour apporter du lien, de l'intelligence, de la joie. Si j'avais fait métier d'un commerce, il n'y aurait eu pour moi que deux choix possibles : vendre des livres ou du vin ! Dans les deux cas, c'est de la culture et du lien social, et dans les deux cas, on peut créer des événements, des dégustations, des partages. Mais les livres sont sans doute un peu meilleurs pour la santé... Christophe André
Pézilla-la-Rivière : une bibliothèque verte
Depuis deux ans, la médiathèque de Pézilla-la-Rivière, petit village proche de Perpignan, vit au rythme de la nature et du développement durable. Après une formation de sa responsable, Camille Astruc, au sein de l'Ifla (Fédération internationale des associations et institutions de bibliothécaires), les trois bibliothécaires, toutes personnellement mobilisées sur ces sujets, ont conçu un projet de « bibliothèque verte liée à la nature ». « Chaque geste que nous faisons dans la médiathèque est sous-tendu par cette thématique, qui agit comme un fil directeur », indique Camille Astruc, précisant : « nous avons aussi pensé aux besoins de nos lecteurs. »
La première étape a consisté à rassembler tous les ouvrages ayant trait à la nature, aux jardins, à l'écologie et au développement durable pour constituer un fonds spécifique clairement identifié par une pastille verte doublée d'une coccinelle. Les bibliothécaires ont ensuite imaginé des balades estivales, Les Cultu'Ruelles, qui marient patrimoine et nature. En 2018, elles ont amené les curieux à la découverte des canaux du village et de la pépinière locale, qui pratique la permaculture. Cet été, elles se rendront dans une réserve naturelle et chez un apiculteur.
Il s'agit de « montrer l'exemple et faire des choses avec nos adhérents, voire de servir de passeur entre ceux qui savent faire et ceux qui veulent apprendre », explique Camille Astruc. En septembre dernier, avec l'aide de la pépinière, les bibliothécaires ont installé sur la place de Pézilla-la-Rivière un potager inspiré du mouvement des Incroyables comestibles.
Dans la foulée, pour entretenir la flamme, elles ont conçu un programme d'animations pour toute l'année 2018-2019. Expositions, rencontres et ateliers autour de l'eau, des pesticides, des insectes ou de la forêt, projections de films ou spectacles, tout est bon pour mobiliser les adhérents, qui ont d'ailleurs répondu présent. « Depuis, nous avons un groupe qui nous suit dans nos gestes et actions », se félicite Camille Astruc, qui relève aussi la création de jardins partagés dans le village.
Les Rebelles ordinaires : le temps de l'échange
Bâtie sur la notion « d'empowerment », qui consiste à donner davantage de pouvoir aux individus pour agir sur leur condition -économique, sociale ou écologique, la librairie Les Rebelles ordinaires, à La Rochelle, a placé au cœur de son projet l'accueil des clients et l'ambition « de contribuer à leur bien-être en faisant en sorte qu'ils soient contents d'être passés à la librairie », explique Guillaume Bourain, son fondateur. Mais cet -objectif, qui sonne comme une évidence, est délicat à mettre en œuvre.
Aux Rebelles ordinaires, il passe d'abord par le temps accordé à chaque client. Secondé par ses deux libraires, Guillaume Bourain donne à chacun le temps de l'échange et de la -conversation. « C'est réellement nécessaire pour trouver le bon livre, et nous tenons à rendre ce service-là », souligne-t-il. Cette volonté pèse toutefois lourd sur l'économie de l'entreprise, où la masse salariale représente une grosse charge.
Autre levier : entretenir des fonds spécifiques sur des thématiques associées au bien-être. Le rayon écologie et nature est aussi développé que celui des essais. Celui sur la cuisine vise avant tout « à faire changer le regard sur l'alimentation et à prendre soin de soi », fait valoir Guillaume Bourain, tout comme la littérature sur le corps ou la méditation présente dans les étagères. « Surtout, nous sommes capables de conseiller sur ces ouvrages, de distinguer ceux utiles de ceux qui relèvent plus d'un business et de répondre ainsi précisément à une certaine souffrance que nous ressentons chez les clients », insiste le libraire, lui-même fervent pratiquant de méditation et d'arts martiaux.
Pour aider les gens à passer à l'action pour se faire du bien, Les Rebelles ordinaires complète son offre avec une proposition fournie d'ateliers. A ceux dédiés à la découverte des plantes sauvages, au Qi Gong ou au yoga s'ajouteront à la rentrée des sessions régulières de méditation accessibles à tous.
Les rencontres organisées en soirée à la librairie autour d'auteurs de littérature comme de psychologues locaux contribuent à créer du lien avec les gens et à former un noyau dur, une communauté mobilisée autour de la librairie. « Ces moments et ces échanges nous donnent la force de continuer », assure Guillaume Bourain, libraire épanoui parmi des clients heureux.
Le Banquet du livre : faire lieu et lien
A l'origine du Banquet du livre, qui se tient depuis 1995 dans le village de Lagrasse (Aude), il y a la volonté de faire lieu et lien. Lieu parce que l'environnement s'y prête. Ecrin de verdure niché dans les Corbières, Lagrasse figure parmi les plus beaux villages de France et offre un visage encore préservé. Lien parce que, dans ce festival estival, tout est pensé pour que les intervenants, réunis autour d'un thème, partagent leurs expériences, leurs recherches et leurs réflexions et donnent libre cours à l'expression de leur savoir, loin de la solitude à laquelle leur spécialisation les confronte souvent.
Accueillis au minimum sur trois jours, « pour qu'ils prennent justement le temps de profiter du site et du festival », précise Lucie Combret, secrétaire du Marque-Page, l'association qui organise le Banquet du livre, les écrivains, historiens, philosophes ou artistes sont conviés à faire beaucoup de choses ensemble : ateliers, séminaires et partage des repas, concoctés par Thibault Olivier, qui privilégie les produits locaux et naturels. Ils sont hébergés dans des chambres d'hôtes ou des gites, le seul hôtel du village ne pouvant tous les accueillir. Certains viennent même en famille. Circulent ainsi « des fils invisibles d'une réflexion à l'autre et se tissent des échanges, de nouvelles relations qui conduisent à la production d'une pensée plus qu'une addition de chacune d'entre elles », pointe Lucie Combret.
Cette proximité ne s'arrête pas aux orateurs. Festivaliers, qui viennent souvent en groupe et louent même des maisons en commun pour mieux se retrouver, et intervenants échangent également. « Lagrasse est un petit village où tout se fait à pied et où tout le monde se croise, sur les terrasses des cafés ou à la baignade. Il s'y crée un vivre ensemble assez inédit », observe Lucie Combret.
Ces liens se poursuivent en marge du festival. « Il se passe beaucoup de choses en off, dans les coulisses, dont on a parfois connaissance beaucoup plus tard », ajoute la secrétaire. Des projets de livres, de performances ou de conférences ont pris naissance à Lagrasse.