Avec la fin de la publication de Naruto, notamment, le secteur du manga en France avait un temps imaginé une recomposition fondée sur une dépendance moindre vis-à-vis du shonen, le manga d’aventures pour adolescents qui porte le rayon depuis toujours. Quelques années plus tard, force est de constater qu’il n’en est rien. De grosses séries, de très grosses séries même, ont pris la relève, distillées en France par le géant japonais Shueisha. One-punch man a été attribué à Kurokawa, My hero academia à Ki-oon, tandis que The promised neverland est allé chez Kazé Manga, filiale de Viz, dont l’un des actionnaires est justement Shueisha. Ces trois-là, associées aux inamovibles One piece (Glénat) et Fairy tail (Pika), dominent le marché et lui font gagner ses chers points de croissance.
Champagne? Oui. Mais prudence aussi, car la concurrence féroce que se livrent les éditeurs français pour obtenir les droits de publication les plus porteurs auprès de leurs confrères japonais pourrait avoir ses revers. "On assiste à une surenchère dangereuse pour l’acquisition des licences, s’inquiète Pierre Valls, directeur éditorial de Kazé Manga. Pour les titres à fort potentiel, on n’a parfois même pas le temps d’attendre la sortie du tome 1, il faut commencer à se positionner dès le premier chapitre ! Une bulle des MG [minimums garantis, sur lesquels s’engage l’éditeur français envers le propriétaire de la licence, NDLR] est en train de gonfler, avec des montants engagés de plus en plus importants. Le jour où elle va éclater, ça va faire mal.""Sur My hero academia, pour laquelle nous avons construit notre plan le plus ambitieux, le potentiel est tellement évident que le risque est somme toute limité, précise le fondateur de Ki-oon, Ahmed Agne. Mais pour les middle-sellers, ces séries au potentiel oscillant entre 20 000 et 50 000 exemplaires le tome, la concurrence est devenue si sévère qu’il y a un vrai risque commercial."
Course au lancement
Au-delà des sommes à débourser rien que pour acquérir une licence, les éditeurs français doivent montrer patte blanche en termes de marketing. "Une fois les accords de licence signés, une course au lancement s’engage, qui peut devenir délirante, déplore Grégoire Hellot, directeur éditorial de Kurokawa. De notre côté, nous essayons de ne pas lancer nos grosses séries en même temps que les autres. Quand Shueisha a validé One-punch man pour nous et My hero academia pour Ki-oon, nous avons réfléchi ensemble au planning des sorties, pour ne pas inonder les libraires avec ces deux énormes lancements."
Car pour valoriser au maximum leurs substanciels investissements, les éditeurs déploient l’artillerie lourde, et plus encore. "Ce qui compte pour nos partenaires japonais, au-delà du montant du plan marketing, c’est notre bonne compréhension du titre acheté, souligne Jérôme Chelim, responsable communication et marketing chez Kazé. Il faut montrer au moment des négociations, encore plus qu’auparavant, qu’on a identifié notre cible et qu’on va mettre tout en œuvre pour la séduire. Pour The promised neverland, nous avons présenté un plan marketing sur trois ans, c’est un vrai pari." Les relations presse se mettent au diapason, avec des lancements spéciaux pour les journalistes sur les blockbusters attendus. "Nous avons réussi notre plus grosse couverture presse sur un manga après la soirée The promised neverland", se réjouit Dyane Hertogs, chez Kazé.
Diversification
Confrontés à cette pression sur les blockbusters, les éditeurs français ne se cachent plus de vouloir se diversifier. "Avec le label Kuropop, nous tentons de nous différencier en proposant des beaux livres autour de la pop culture nipponne, comme Traits de famille, ou des guides de vie tels que La magie du rangement illustrée, explique Grégoire Hellot. La prochaine ouverture sera le light novel, roman adapté de notre nouvelle série, Goblin Slayer." Pika a opté pour la croissance externe. "Nous avons racheté Nobi nobi ! pour investir le segment jeunesse, et récemment H2T qui a développé une plateforme numérique où les auteurs peuvent poster leurs travaux et construire une communauté", rappelle Virginie Daudin-Clavaud. La directrice générale de la filiale d’Hachette voit dans H2T un vivier potentiel pour de futures séries maison. Toutefois, pour Pika, pionnière sur le manga made in France avec Dreamland de Reno Lemaire, "cela ne se fait pas dans une volonté de s’affranchir des licences mais bien de suivre une évolution du marché qui est plus curieux qu’avant".
Les lecteurs français semblent avoir dépassé leurs préventions devant un manga qui ne viendrait pas du Japon. "Ils sont moins réticents, le succès de Radiant de Tony Valente, chez Ankama, le montre, remarque Satoko Inaba, directrice éditoriale de Glénat Manga. Nous sommes face à une génération d’auteurs nés avec le manga, et qui créent des œuvres personnelles selon ces codes narratifs, dans une qualité toujours croissante. Le public commence à suivre." Elle aussi en publiant, cette année, plusieurs nouvelles séries françaises. "Devant l’inflation du prix des licences, la création ne revient plus si cher, relativement, observe Satoko Inaba. Car quand on lance un manga maison, on peut envisager de le vendre ensuite à l’étranger ou de le décliner en d’autres supports et produits."
Avec son hit venu du Web Ki & Hi, Michel Lafon ne dira pas le contraire. Ki-oon non plus, qui réitère son objectif de "50 % de créations à l’horizon 2024, via quatre ou cinq lancements par an. Mais ces créations ne viennent pas remplacer les licences japonaises, précise Ahmed Agne. Elles viennent en complément." L’installation d’un bureau au Japon et le travail en direct avec des auteurs indépendants ou émergents là-bas, doublée d’un "tremplin manga" en France, permettent à Ki-oon de poursuivre cet objectif. Une vision qui va de pair avec la volonté de rapprocher les auteurs de leurs lecteurs, en dévoilant les coulisses de leur travail (teasing indispensable pour pallier le manque de notoriété) et en les invitant en tournée en France.
"La rencontre avec les auteurs est une demande récurrente des bibliothécaires et des libraires", confirme Virginie Daudin-Clavaud, chez Pika. Quand ils travaillent en direct avec un éditeur de l’Hexagone, il est bien entendu plus simple de faire venir en France des mangakas, en général très protégés par leur éditeur nippon. A Japan Expo, dont la 20e édition se déroule du 5 au 8 juillet, la principale attraction sera de toute évidence la présence des auteurs. Japonais et français. Les lecteurs, qui ne sont pas coincés dans leur bulle, savent bien les différencier. Mais ils veulent pouvoir approcher les deux.
Le manga en chiffres
Kingdom, le pari fou de Meian
Le petit label Meian, du groupe IDP, spécialisé dans la vidéo, fait le pari fou de lancer en France en septembre la saga Kingdom. Si elle s’écoule par millions d’exemplaires au Japon, la série n’avait jamais trouvé preneur en France. Trop longue (déjà 50 tomes, probablement une centaine au final), elle est construite autour d’un sujet ardu - les guerres en Chine au Ve siècle avant notre ère.
"C’est vrai que Kingdom est d’un genre difficile, reconnaît Benjamin Uzan, patron d’IDP. Mais nous espérons de bonnes surprises grâce aux fans." Une communauté de quelque 3 000 lecteurs est fédérée autour d’un site de scantrad, dont les animateurs ont été engagés pour travailler sur l’adaptation. "Ce sont des passionnés qui ont fait connaître cette série en France. Pour la traduction, nous avons engagé une personne licenciée en histoire de la Chine. Il n’a donc pas été question de minimiser les coûts. Kingdom fera même partie des mangas les plus coûteux hors licence."
L’autre pari est la diffusion: en direct auprès des libraires (Meian travaille sans diffuseur) et par abonnement (envoi à domicile des deux tomes mensuels).
Selon certains spécialistes du manga, Meian ne parviendra pas au bout des 50 tomes de cette licence Shueisha, à la rentabilité impossible. Mais, pour Benjamin Uzan, "tout est calculé". Il compte même utiliser Kingdom comme rampe de lancement pour d’autres publications.
"Les ados des années 1990 sont les parents d’aujourd’hui"
Longtemps éditeur chez Glénat, Stéphane Ferrand lance le label Vega chez Steinkis pour le public adulte.
Stéphane Ferrand - Nous nous sommes rejoints, Moïse Kissous, P-DG du groupe Steinkis, et moi, sur le constat que les Français lisent du manga depuis environ trente ans et qu’une partie du lectorat vieillit. Les adolescents des années 1990 sont les parents d’aujourd’hui et continuent parfois à lire du manga. Vega s’oriente donc principalement vers l’exploitation de titres dits "seinen" [manga ado-adulte, NDLR].
Il a longtemps eu une image de brutalité à cause des premiers titres qui ont cartonné en France, tel Berserk. Mais il rassemble des œuvres tout public. Je dirais même qu’il se rapproche de la bande dessinée franco-belge dans le sens où il aborde des thèmes tirés du réel. La BD européenne et les comics américains ont évolué en même temps vers un propos plus mature. Le seinen participe de la même vague éditoriale. J’avais déjà mené cette réflexion en éditant Les gouttes de Dieu chez Glénat.
Nous revendiquons ce positionnement tout public, nous allons commencer avec des titres répondant à ce cahier des charges. Mais nous publierons aussi des shonen et des shojo [respectivement mangas pour les garçons et pour les filles, NDLR]. Ils seront réunis dans une collection unique, car je pense que les jeunes lecteurs lisent volontiers les deux genres, et savent très bien identifier ce qui tient de l’un ou de l’autre.