Le succès de l'adaptation des Trois mousquetaires au cinéma a multiplié par deux les ventes de livres de ce feuilleton romanesque. Avant d'être publié en trois volumes à la fin 1844, le roman d'Alexandre Dumas paraissait dans le journal Le Siècle de mars à juillet. La recrudescence des ventes en librairie lorsque sort une adaptation cinématographique n'est pas un phénomène nouveau. À l'automne 2021, le premier volet de la saga de science-fiction Dune adapté par Denis Villeneuve avait reboosté les ventes des livres de Frank Herbert - parmi lesquels des éditions collectors créées par Laffont à l'occasion de la sortie du film : les ventes de Dune passaient alors de 15 000 exemplaires par an à 45 000 l'année de la sortie du film.
La forme même de la saga littéraire s'adapte parfaitement à son équivalent en série audiovisuelle. Au XIXe siècle, on appelait d'ailleurs « feuilleton » cette forme romanesque découpée et publiée épisodiquement dans des périodiques. Les grandes œuvres de l'époque industrielle, comme Les -Rougon-Macquart d'Émile Zola ou La comédie humaine d'Honoré de Balzac, ont, elles aussi, été partiellement présentées sous la forme de feuilletons dans la presse, faisant de la saga une forme de publication emblématique du siècle avant-dernier.
Une traversée des genres
Aujourd'hui, ce sont les romances, les livres jeunesse et les littératures dites « de genre » (science-fiction, fantasy, polars) qui connaissent un grand succès auprès des lecteurs de sagas. Sur le réseau social TikTok, dont la communauté de booktokers fait de plus en plus parler d'elle, les grands succès vont à la romance. Et en particulier à la dark romance. Parmi les titres les plus vendus grâce à cette circulation de l'information, la saga Captive de Sarah Rivens arrive en tête. La trilogie (les tomes 1, 1.5 et 2) s'est pour l'instant écoulée à 350 000 exemplaires papiers, et à 50 000 exemplaires numériques. Le titre de jeunesse qui s'est le mieux vendu en 2022 est le premier tome du Prince cruel, de Holly Black (86 000 exemplaires). On repense bien sûr au succès de la saga jeunesse en sept volumes Harry Potter, qui n'a cessé depuis les années 2000 (on compte aujourd'hui 120 millions d'exemplaires de L'école des sorciers vendus depuis sa sortie française en 1998, et environ 60 millions d'exemplaires pour les volets suivants).
Le phénomène a quelque chose de générationnel, et le succès des différentes sagas littéraires a permis de transformer les représentations des littératures de genre. Même si celles-ci souffrent encore de leur absence dans la sphère critique, leur popularité en librairie montre bien une forte demande du lectorat. Ainsi, certaines maisons d'édition qui ne sont habituellement pas associées à la publication de sagas ont fait des coups de maître en la matière ces trois dernières années. Monsieur Toussaint Louverture et son best-seller Blackwater, de Michael McDowell, en fait partie. Avec près de 800 000 exemplaires vendus, tous tomes confondus, la saga familiale et fantastique a fait un carton. Dans la stratégie de publication de l'éditeur Dominique Bordes, la question du rythme a été déterminante. Seulement quinze jours séparaient alors la publication des 6 tomes de la saga. Une manière de tenir le lectorat en haleine tout en respectant le rythme feuilletonnant pour ne pas le faire trop attendre. « J'ai tenu compte des changements de modes de consommation actuels. L'impatience peut aussi nuire au plaisir de l'anticipation », explique Dominique Bordes. L'éditeur ajoute qu'« il faut trouver le bon équilibre entre temps long et temps court » dans la lecture des sagas, qui s'étalent parfois sur plusieurs décennies ou siècles. « Elles peuvent avoir la force d'un témoignage historique en plongeant le lecteur au cœur d'un quotidien (re)fabriqué », poursuit l'éditeur.
Un (ré)confort de lecture
Or c'est bien cela qui a fait le succès d'une autre saga familiale à succès, celle des Cazalet publiée aux éditions de La Table Ronde. Lorsque, à la veille du premier confinement lié au Covid en 2020, paraissait le premier volet, l'éditrice Alice Déon pensait le titre condamné. Or Étés anglais a été le titre miracle du confinement. Depuis sa sortie, 160 000 exemplaires papiers en grand format, 12 000 numériques et 120 000 au format poche (chez Folio) ont été vendus. Selon l'éditrice, le succès de la saga tient aux qualités littéraires de son autrice, Elizabeth Jane Howard, mais aussi au « confort de retrouver les mêmes personnages, la même ambiance ». Les recettes de la saga, qui permettent de suivre l'évolution des personnages et d'une époque, semblent rassurer un lectorat qui entre alors, à chaque volet, dans un monde qui lui est familier. L'effort qui consiste à entrer dans un univers littéraire différent chaque fois que l'on découvre un nouveau roman est ici amoindri puisque le lecteur a déjà connaissance du contexte, des personnages importants et des problématiques liées aux psychologies ou à l'époque présentées dans les tomes précédents.
Une autre caractéristique commune aux succès cités ci-dessus est l'attention portée à l'objet-livre. Qu'il s'agisse de Blackwater, des Cazalet ou encore du Prince cruel en jeunesse, les couvertures illustrées, les titres gaufrés, les couleurs adaptées au style du livre (tons pastel pour les Cazalet, dorés pour les Blackwater) ainsi que la qualité du papier font de ces titres de beaux livres que les lecteurs veulent garder, et collectionner. Cet attachement à l'apparence du livre est un phénomène anglo-saxon que l'on retrouve de plus en plus chez les éditeurs français, dès lors que l'on s'éloigne de la littérature dite « blanche ».
Des sagas à la française
Si Dominique Bordes et Alice Déon reconnaissent la saga comme un phénomène de traduction - les plus gros succès contemporains de sagas sont en effet signés par des plumes étrangères et en particulier anglo-saxonnes -, l'éditrice de la toute nouvelle maison d'édition Jeanne & Juliette entend bien redonner ses lettres de noblesse aux feuilletons historiques et romanesques français ou francophones (voir encadré ci-contre). Virginie Bégaudeau, âgée d'une petite trentaine d'année, a lancé sa maison d'édition fin mai, accueillie par le collectif d'édition Anne -Carrière. Au programme : deux premiers volets de sagas qui mélangent l'histoire et la romance. La fille du -bourreau de Céline Knidler se passe dans le Paris de Louis XIV, et Héloïse. Les fleurs du sérail d'Elisa Sebbel dans les harems de l'Algérie du XIXe siècle. « Il y a des signes qui montrent l'attrait du public pour les sagas historiques. L'actuel succès des Mousquetaires en est un ! », observe Virginie Bégaudeau, qui assume pleinement la dimension populaire de ses intrigues flirtant avec les codes de la romance sans s'y résoudre totalement : « La romance passe en second plan dans nos éditions, les héroïnes sont fortes et engagées, et ne correspondent pas aux héroïnes fantasmées habituelles.» L'histoire de France recèle elle aussi de princesses et de mystères qui sont le bois dont on fait les sagas feuilletonnées.