"On était ceux de La Borde. Dans le village de Cour-Cheverny du début des années soixante, la Clinique constituait encore une présence fantastique. La peur des fous était tangible. Elle nous a sensiblement mis dans le même sac, une bande de drôles de loustics qui laissaient des fous circuler dans un parc sans barrières et vivaient avec eux."

C'est tout ce qu'on veut, sauf une histoire de fous. Puisque c'est une histoire de gosses, une histoire d'enfance (fût-elle, à l'occasion, celle de l'art), et que les enfants, c'est bien connu, ne sont pas fous du tout. Entre La guerre des boutons et la psychothérapie institutionnelle, Emmanuelle Guattari, fille de Félix, ne choisit pas. Elle garde tout et en fait sa pelote. La petite Borde, son premier roman (récit aurait été mieux adapté...) est la relation des années de formation d'une petite fille, l'auteure, à l'heure des Trente Glorieuses. Elle y introduit juste, et de manière infiniment subtile, le "pas de côté" que ne manquait pas d'être cette enfance dans le cadre d'un établissement psychiatrique en milieu ouvert. Il y a donc le père, dont la fille dresse un portrait en clair-obscur, un peu ailleurs et tout à fait là, moins statue du commandeur qu'arbitre des élégances morales, assez rêveur parfois. Il y a aussi le grand frère, vraie figure d'autorité, la mère et la belle-mère, une armée mexicaine de pensionnaires (certains dont il ne faut s'approcher, d'autres réquisitionnés aux tâches ménagères, voire éducatives) et l'ordinaire d'un pays qui essaie d'oublier dans les 2 CV, le lait Régilait ou les magasins des Nouvelles Galeries, dans ces mythologies portatives, une guerre encore présente dans les esprits. Le récit d'Emmanuelle Guattari, petite reine rayonnant au milieu d'un jardin d'innocents et d'un pays coupable, est de bout en bout, jusque dans sa façon de ne pas lâcher les chiens de l'émotion, d'une remarquable justesse et d'une troublante douceur.