L'aîné, Evgueni (1906-1948), était un artiste. Beau gosse, aimable, recordman des ascensions de tous les plus hauts sommets de l'URSS, il passa à travers toutes les purges staliniennes, fut décoré et adulé de son vivant. Et mourut prématurément, en pleine gloire, dans un fait divers sordide et jamais élucidé. Retrouvé nu, asphyxié au CO2 dans sa salle de bain, avec un ami, les deux bien alcoolisés. Accident, dit la version officielle. Meurtre, ont soutenu jusqu'à la fin sa femme et son fils Alexeï, ce dernier ayant même consacré un livre au mystère de la mort de son père. Lorsque Cédric Gras l'a rencontré, c'était un petit bonhomme terne de 77 ans, qui vivait dans ses souvenirs.

L'autre, le cadet d'un an, c'est Vitali (1907-1986), un type plus austère, ingénieur, inventeur, qui a laissé son nom à un sac à dos. Ensemble, les frères Abalakov ont réalisé des exploits, gravi tous les pics de l'URSS, pour le plus grand bonheur du « Petit père des peuples ». Jusqu'en 1938, quand Vitali fut arrêté par le NKVD, interrogé, torturé, puis emprisonné durant deux ans, sans qu'on sache pourquoi. Il fut ensuite libéré, grâce à Evgueni, puis réhabilité, mais il a mis bien du temps avant de se reconstruire, de pouvoir repartir en expédition, et de devenir, à son tour, un modèle pour les jeunes générations d'alpinistes, et pas seulement russes.

Ces deux frères oubliés, alpinistes d'exception aux destins pris dans la tourmente de l'histoire, les Abalakov, l'écrivain-voyageur Cédric Gras s'est lancé à leur poursuite, a mené l'enquête, inventant ce qu'on ignore encore. Cela nous vaut un récit enlevé, documenté, très personnel, où le grain de sel de l'auteur fait souvent fondre la glace et la rigueur soviétique.