Spontanément, on n’associe pas Goya au néant. Au mieux, on le situe comme Malraux dans le territoire dévasté de la mélancolie. Mais on comprend où Michel del Castillo veut en venir après avoir lu ce bel essai biographique porté par l’expérience d’une vie et l’aventure de l’écriture.
L’auteur de La nuit du décret (prix Renaudot 1981) nous montre un peintre instinctif - "il sent plus qu’il ne pense" - dont le génie a été façonné par le travail. Il est l’artisan à l’œuvre qui peint mieux à mesure qu’il peint. Mais il est aussi le sorcier qui convoque les esprits, réveille les morts et empêche les vivants de trop bien dormir. Enfin, il y a la réalité de la mort, qu’elle soit provoquée par les maladies, les mauvais traitements des médecins ou par les guerres.
L’artiste y sera confronté avec le décès de plusieurs de ses enfants, petits fantômes dont il note les noms dans son carnet ; il la frôlera lui-même après une terrible maladie - syphilis ou attaque - qui le laissera un temps paralysé, aveugle et sourd et qui libérera cette énergie du néant, donnant à sa peinture une dimension tragique. "Au lieu de sublimer ou de transcender la réalité, il la creuse, dévoilant ce qui se cache en dessous, dans ce souterrain où grouille une humanité disloquée par le malheur."
Avec Goya, Michel del Castillo puise dans cette Espagne où il est né peu avant la guerre civile. Il discute aussi de ce noir entrevu par Malraux comme annonciateur des désastres du XXe siècle. "Ce noir vient du silence auquel, par l’art, par la philosophie des Lumières, par tout le bruit que nous faisons, nous tentons d’échapper, mais qui, avec insistance, assaille notre mémoire profonde."
Le petit paysan aragonais, qui deviendra l’un des peintres les plus importants de son temps, est suivi par l’écrivain non pas comme un biographe qui voudrait tout dire, entreprise aussi vaine qu’illusoire, mais comme un compagnon d’infortune. Il préfère de loin saisir ce qui lui parle et ce qu’il n’a pas toujours envie d’entendre.
Le sublime graveur est montré avec ses défauts, ses qualités, sa vanité, son sens de l’amitié, son irrégularité. Il n’y a pas dans sa peinture que des monstres et des ogres dévoreurs d’enfants. Il est aussi le portraitiste génial qui peint les femmes avec désir et les banquiers avec ennui. Goya l’instinctif sent que la Révolution française peut conduire à la Terreur, et Napoléon à la guerre, de même que sa peinture religieuse révèle l’expérience de l’absence de Dieu. Dans le miracle de ses croquis, il saisit l’épaisseur de l’instant tout comme Michel del Castillo l’attrape dans son exceptionnelle présence. L. L.