Blanc pétale fondant sur la manche du kimono, flocons dansant dans l’atmosphère, la neige est un motif de la culture japonaise, elle exprime le mono no aware, ce "sentiment des choses" qui passent. Dans une nouvelle de Yasunari Kawabata publiée en 1952, elle recouvre les cimes de la plus célèbre montagne nippone. Première neige sur le mont Fuji est un recueil de textes inédits en français, choisis et traduits par Cécile Sakai afin de donner à lire toutes les nuances de la prose du lauréat du prix Nobel de littérature 1968. Lui sont consacrés à la mi-septembre une exposition à la Maison de la culture du Japon à Paris et un colloque international (1).
Dans "Première neige sur le mont Fuji", la nouvelle qui donne son titre au recueil, il s’agit pour ainsi dire d’une "jeune" neige - neige du renouveau, telle une page vierge. Un homme et une femme sont dans un train, on est plongé au cœur de leur conversation, d’abord anodine, avant d’apprendre très vite que "sept ou huit ans auparavant, Utako et Jirô s’étaient aimés, puis elle avait épousé un autre homme, dont elle venait récemment de divorcer". Utako, épuisée par le calvaire d’une union malheureuse, pense à ses enfants laissés auprès de leur père ; Jirô, lui, songe à ce bébé qu’il avait eu avec elle, mort en bas âge. C’était la guerre, ils étaient jeunes et avaient été contraints de le donner à l’adoption. Entre paroles ténues et gestes tendres, Kawabata dépeint ce grand amour qui se renoue à tâtons.
Les ginkgos ont bizarrement perdu toutes leurs feuilles ("Une rangée d’arbres"), l’effluve que dégage le corps de la lycéenne de 17 ans enivre son amant ("La jeune fille et son odeur"). L’acuité visuelle se substitue à l’action, la puissance sensorielle constitue le canevas du drame. Si l’auteur de Pays de neige puise dans le fonds esthétique du Japon éternel, il en renouvelle totalement l’écriture. Au milieu des années 1920, il fonde avec d’autres modernistes le shinkankaku-ha, le "mouvement des nouvelles sensations" en réaction au naturalisme social. Proche du surréalisme, ce nouveau style privilégie la logique du rêve, les juxtapositions énigmatiques. Le regard ricoche : la vision de la peau translucide d’une femme se baignant glisse sur les "fleurs blanches de lespédèze qui ployaient par-dessus le rocher le plus proche de la fenêtre de la salle de bains". Il y a du cinéma dans cette façon. Kawabata est de ceux qu’influence la technique du septième art, qui le lui rend bien : on compte une quarantaine d’adaptations de ses livres. Autre trait de modernité que Cécile Sakai a voulu mettre en avant : dans ce florilège, le récit est ourdi par le dialogue, dût-on parfois dialoguer tout seul.
Dans "En silence", un grand écrivain aphasique à la suite d’un accident cesse d’écrire. Le narrateur, grand admirateur de son œuvre, lui rend visite afin de comprendre. Il propose au romancier que la fille de ce dernier se charge de rédiger ses Mémoires. Mutisme. Les raisons de la littérature sont impénétrables. En 1972, Kawabata se suicide sans explication. Sean J. Rose
(1) "Kawabata et "la beauté du
Japon", tradition et modernisme", du 16 septembre au 31 octobre.
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