Il y a six ou sept ans, après la parution de Mémorial (Zulma, 2005) et alors qu'elle avait déjà publié une douzaine de livres depuis Atlantique (Zulma, 1993), Cécile Wajsbrot a éprouvé la sensation bizarre que ces romans "s'annulaient au lieu de s'ajouter". Face à cet insatisfaisant constat, cette écrivaine discrète avait alors, se souvient-elle, le choix entre se lancer dans "un gros roman" - "J'ai essayé, mais ce n'est pas ma distance" -, ou concevoir un ensemble formé de textes indépendants les uns des autres mais qui auraient une unité. Ceci posé, elle a éliminé toutes les options de fiction trop classiques, aussi déterminée qu'à ses débuts dans l'écriture à rechercher une forme romanesque la moins académique possible. L'idée d'une unité thématique a fait son chemin : les romans à venir déclineraient une réflexion sur l'art et sa réception. Ainsi a débuté le cycle Haute mer, "un titre métaphorique qui n'engage pas un contenu mais qui écarte la tentation de revenir au port", expliquait-elle dans la postface de Conversations avec le maître, premier volet consacré à la musique paru chez Denoël en 2007, suivi l'année suivante de L'île aux musées dont la sculpture était l'objet central. Bourgois réédite ces deux volumes dans la collection de poche "Titres" à l'occasion de l'arrivée dans son catalogue de Sentinelles, troisième variation autour du thème, qui met en scène un jeune vidéaste le temps d'une soirée de vernissage inaugurant la rétrospective de ses travaux au Centre Pompidou.
Dans L'île aux musées, Cécile Wajsbrot faisait parler des statues. Ici, pour donner la parole à divers invités sans noms de ce rendez-vous mondain, elle a radicalisé le dispositif, éliminant toute narration pour n'entremêler que des bribes de conversations, de monologues intérieurs, juxtaposés comme "des nappes sonores", qui forment un choeur d'où se singularisent pourtant clairement les voix des personnages principaux : l'artiste, figure inventée de toutes pièces, un critique d'art, un admirateur, une amie du créateur, un vigile derrière ses écrans de contrôle...
Le profond désir d'unité et de cohérence qui anime toute la démarche de l'écrivaine, qui invente aussi des pièces radiophoniques, se retrouve dans le choix de cette forme proche de l'oralité où s'exprime sa priorité au rythme et à la musicalité de la langue. "Les dialogues, dans la plupart des romans, sont difficiles à intégrer. Ils créent souvent une rupture dans le récit, quand ils ne sonnent pas carrément faux", observe-t-elle.
Parvenir à donner du volume au temps, voilà ce que Cécile Wajsbrot poursuit dans l'écriture. Elle explique qu'en choisissant de s'intéresser cette fois à un art très contemporain elle a voulu se confronter au présent. Un défi pour cette romancière qui a surtout sondé le passé, explorant notamment la mémoire douloureuse de ses ascendants, grands-parents et parents, Juifs originaires de Pologne exilés à Paris dans les années 1930. Dans L'hydre de Lerne (Denoël, 2011), récit autour de son père atteint de la maladie d'Alzheimer, elle remontait le temps, interrogeant les traumatismes individuels et collectifs des générations qui l'ont précédée.
Entre Berlin et Paris. Dans son oeuvre littéraire, comme dans l'activité qu'elle exerce en parallèle, la traduction, la question du rapport à la langue est primordiale. A l'anglais (elle a notamment traduit Les vagues de Virginia Woolf), s'est ajouté l'allemand, devenu une des langues de sa vie qu'elle partage depuis onze ans entre Berlin et Paris. Et elle a d'ailleurs évoqué cette relation ambiguë dans un texte bilingue, Avec un double V, récemment lu sur France Culture. Approfondir sa connaissance de cette langue, aux résonances familières et en même temps tragiquement reliée à son histoire, jusqu'à pouvoir la traduire, a été là encore un défi. Mais plongée dans un environnement germanophone, elle s'est découvert aussi une oreille plus attentive au français, qu'elle a, pourtant née à Paris en 1954, longtemps énigmatiquement considéré comme une langue étrangère...
En commençant le cycle Haute mer, Cécile Wajsbrot pensait composer une trilogie. Aujourd'hui, elle n'est plus aussi sûre d'avoir épuisé son sujet. Auteure en 1999 chez Zulma d'un essai sur la littérature, il lui paraît difficile d'achever sa traversée sans avoir abordé cet art-là, le sien. Parce que la question de départ - "comment écrire un roman de nos jours, après Balzac, Proust, le nouveau roman ?..." - se pose toujours pour elle avec autant d'acuité, elle devrait persister à mettre à l'oeuvre cette formule d'Hofmannsthal qui lui est chère : "La forme est le sens du contenu/Et le contenu, l'essence de la forme."
Sentinelles, Cécile Wajsbrot, Christian Bourgois, ISBN 978-2-267-02441-8. Sortie : 7 février.