Lire Joyce Carol Oates peut être une activité à plein temps puisque la dame semble être la prolificité faite femme. Entrée en littérature en 1967 avec Le jardin des délices (Stock, 1976), la native de Lockport, dans l’Etat de New York, est une écrivaine tout terrain. Qui compte à son actif de solides romans, des recueils de nouvelles, des poèmes, des essais, des scénarios, un journal ou encore des polars signés des pseudonymes avoués de Rosamond Smith et Lauren Kelly. Volumes publiés tour à tour, d’année en année, à un rythme soutenu, et prouvant immanquablement son souffle narratif et sa subtilité psychologique.
L’auteure de Blonde (Stock, 2000, repris au Livre de poche) poursuit sans relâche une œuvre, traduite dans le monde entier, qui ne cesse de grandir. Alors que Philippe Rey a déjà fait traduire en mars son précédent roman, Le mystérieux MrKidder, la revoici avec le suivant, l’imposant Mudwoman, et aussi bientôt avec les nouvelles réunies dans Cher époux.
On verra que la dame n’a rien perdu de son brio. Mudwoman s’ouvre en 1965. Lorsqu’une femme qui a séjourné au centre de détention du comté de Herkimer où elle a fait vœu de silence, d’obéissance totale au Seigneur Dieu, se rend sur la terre de Moriah. Elle n’est pas seule, a l’intention de confier son enfant, une fillette mal nourrie aux jambes maigres et piquées par les insectes, à la boue luisante des lieux…
Le lecteur se transporte ensuite en 2002 vers une belle journée froide d’octobre, alors qu’une guerre se prépare face à un pays du Proche-Orient. Meredith Ruth Neukirchen doit prononcer un discours devant un auditoire de mille cinq cents personnes. L’héroïne de Joyce Carol Oates est une femme d’une quarantaine d’années « au visage séduisant de jeune fille ». Figure reconnue du monde universitaire, « M. R. » est éthicienne et préside une université de recherches.
D’elle, on sait qu’elle est la fille de Konrad et Agatha, quakers pacifiques. Elle a grandi dans les avant-monts des Adirondacks, a vécu une enfance rurale. Elle est devenue une personne sérieuse, idéaliste, un bourreau de travail très doué pour le pardon et l’oubli. Elle fréquente depuis son troisième cycle à l’université un homme marié, Andre Litvovik, son « amant (secret) », un « astronome/cosmologiste ».
Le quotidien de M. R. commence à s’effriter. Avant son discours, elle demande à son chauffeur d’arrêter la voiture alors qu’ils viennent de passer au-dessus d’une rivière. Puis la voici qui prend la tangente, téléphone portable éteint, et se retrouve perdue au milieu des Adirondacks. La situation se complique encore quelques mois plus tard. Au moment où Alexander Stirk, étudiant ultraconservateur, défenseur de l’intervention en Irak, est agressé sur le campus…
Toujours aussi maîtresse de la technique narrative et du rythme du récit, Joyce Carol Oates impressionne par sa capacité à distiller l’angoisse. Elle pose un regard toujours aussi aigu sur les êtres et les choses, en explorant parfois ici des territoires qui rappellent ceux décrits par un certain Haruki Murakami… Alexandre Fillon