Lors de sa deuxième réunion, le 29 octobre 2018, le comité interministériel de la transformation publique, placé sous la présidence du Premier ministre, a présenté un certain nombre de mesures pour rénover l’action publique, dont la plus spectaculaire est certainement l’objectif de dématérialiser 100 % des démarches administratives au 1
er janvier 2022.
A cette occasion, a été mise en avant l’existence du site
https://www.demarches-simplifiees.fr/, qui comptabiliserait, aux dires de son concepteur, la DINSC
[1], «
plus de 30 000 démarches dématérialisées », ce qui, au passage, en dit long sur la complexité du fonctionnement de l’administration française. La consultation du dit-site laisse cependant supposer que le nombre de démarches réalisables en ligne est plus modeste. Dans la liste (hétéroclite) des administrations concernées, pas une seule bibliothèque.
Pionnières de la dématérialisation
Pourtant, en matière de « dématérialisation », les bibliothèques ont toujours été aux avant-postes pour la mise en œuvre de démarches pouvant faciliter, à distance, l’utilisation par les publics de leurs services et de leurs collections. Les catalogues en ligne se mettent en place à l’heure du terminal informatique, prospèrent avec le Minitel, s’épanouissent avec Windows et Internet (pour faire vite). Surtout, les collections elles-mêmes sont, malgré tous les problèmes techniques ou juridiques que cela pose, proposées de manière de plus en plus soutenue en ligne, dans une démarche un brin masochiste pour certains, qui sacrifierait la fréquentation physique des établissements à leur usage à distance, le second moins directement quantifiable par (par exemple) un élu délégué à la culture ou un président d’université. Même si le terme n’est plus à la mode, on parle de « bibliothèque virtuelle », là où (en tout cas pour l’instant), personne ne songerait à parler de « préfecture virtuelle » ou de « tribunal virtuel ».
Protectrices de l'usager-citoyen démuni
Cependant, face au volontarisme politique, les bibliothèques, d’avant-poste, pourraient bientôt être, pour leurs usagers, des remparts, derrière lesquels on se replie face à la mitraille. Certains, en effet, s’alarment de ce que ce « tout en ligne » laisse derrière lui les usagers les plus vulnérables et les plus démunis, comme le notait le Défenseur des droits dans une enquête remarquée
[2]. La sociologue Dominique Pasquier, dans son livre,
L’internet des familles modestes, constate aussi que, si l’accès à Internet en soi est courant chez les déshérités, ces derniers ne sont pas pour autant armés pour utiliser des outils à l’ergonomie souvent peu compréhensible
[3].
Dans ces conditions, alors qu’on les a souvent accusées d’être essentiellement fréquentées par les populations aisées et acculturées, les bibliothèques risquent de devenir l’ultime recours de publics cumulant les handicaps, comme en témoigne l’interview de Laurène Pain-Prado, bibliothécaire à la bibliothèque Elsa-Triolet de Bobigny, parue en septembre dans
Libération [4]. Comme elle le note justement, la bibliothèque, quoi qu’institution publique (et parfois incendiée pour cette raison même), n’est pas perçue par ses usagers comme relevant de la structure régalienne si coercitive de l’Etat français, qui délivre autorisations (cartes grises) et subsides (prestations sociales). Ses personnels sont perçus comme des « facilitateurs », permettant d’affronter un monde doublement incompréhensible, dans son organisation tout d’abord, dans les moyens d’interagir avec lui ensuite.
Démétérialisation et humanisation
A ce point de vue, on pourra noter avec ironie que, dusse-t-elle s’étendre aussi systématiquement que prévu, la dématérialisation des services publics ne manquera pas d’attirer plus encore dans les bibliothèques « physiques » de plus en plus d’usagers de plus en plus démunis. Déjà peu formés pour cela faire, il n’est de plus pas certain que les bibliothécaires soient suffisamment nombreux pour y faire face. Car, comme le note avec acidité le journal
Le Monde, si la dématérialisation des démarches en ligne s’avance officiellement avec le pieux souci d’améliorer la satisfaction des usagers et le fonctionnement des services publics, elle s’avance aussi masquée avec le souci, programmatiquement annoncé par le président de la République, de réduire de 50000 agents le nombre de fonctionnaires à ce même horizon 2022.