Tout jeune, le narrateur, rejeton de bourgeois déclassés, lycéen mal dans sa peau et solitaire dans sa chambre de bonne de Montparnasse, se rêvait déjà écrivain, romantique comme ses idoles : Musset, Chateaubriand et quelques autres. Au lieu de réviser pour son bac (qu’il a raté), il ruminait ses ambitions folles, remâchait son taedium vitae, et se consolait sous les jupes des filles. Celles d’une certaine Solange, en particulier, avec qui il va vivre une longue liaison à rebondissements et à trahisons multiples. En bon lecteur de Proust, il est fasciné par l’univers de la jeune fille, très grande bourgeoise dont la sœur fréquente même Jean d’Ormesson. Jean-Marie, un soir, planquera devant chez Solange, pour apercevoir son héros et modèle s’envoler dans son coupé Mercedes ! Ces deux-là se recroiseront plus tard et ne se quitteront plus.
L’épisode est plaisant, il donne le ton d’une partie du livre, la plus autobiographique, récit d’une jeunesse qui a tenu ses promesses, puisque Jean-Marie Rouart est devenu ce qu’il rêvait, le coupé Mercedes en moins. "Etre d’Ormesson ou rien", en quelque sorte. Jean d’Ormesson, qui est le personnage central de l’autre moitié du livre, constituée d’histoires et de portraits alternés d’écrivains que le narrateur a fréquentés. Jean Guitton, à qui il rend une visite académique plutôt contre-productive. François Nourissier, à Saint-Florent, dépeint comme un "Jupiter des lettres", mais aussi un "maquignon §", car notre homme a l’œil acéré et peut avoir la dent dure. Maurice Rheims toujours en train de faire son autocritique. Franz-Olivier Giesbert, ce "grand fauve" qui "se fait mal en faisant mal". Ou encore Jacques Vergès - compagnon d’engagement pour la défense d’Omar Raddad -, en qui il voit "un aristocrate de la cause des peuples". A quoi s’ajoutent quelques aristocrates, justement, des vrais, et quelques milliardaires. Comme si toute la brillante réussite de Jean-Marie Rouart, journalisme, écriture, prix littéraires, Académie française, n’était qu’une façon d’exorciser les complexes de sa jeunesse. Quant au goût des mondanités et au snobisme, qui en participent, il assume.
Avec son titre d’ormessonien, Ne pars pas avant moi, petit mot de soutien du maître à son ami dans des circonstances difficiles, est un livre paradoxal : intime et pudique, moqueur et tendre, émouvant et enlevé… Jean-Marie Rouart, à son meilleur, prend toutes les libertés avec le roman "traditionnel" pour en faire une espèce de confession parlée, d’élégie à la jeunesse enfuie, de recherche du temps perdu.
J.-C. P.