On sait depuis l’autobiographique Ru (Liana Levi), grand prix RTL-Lire en 2010, combien Kim Thúy pose avec délicatesse ses phrases, agençant ses textes en fragments, comme autant de briques d’une maison de papier. Pour ce troisième livre, après la correspondance avec Pascal Janovjak (A toi, Liana Levi, 2011), l’écrivaine canadienne d’origine vietnamienne reprend cette construction de récit en courts chapitres qu’elle introduit par des mots français accompagnés de leur traduction en vietnamien. La langue et, ici, la nourriture sont la passerelle qui relie les différents ingrédients de l’identité : l’héritage maternel et celui de l’exil.

La narratrice, qui a passé son enfance à Saigon avant d’épouser un restaurateur vietnamien exilé au Québec choisi par sa mère, s’appelle Mãn « qui veut dire parfaitement comblée » ou « qu’il ne reste plus rien à désirer » ou « que tous les vœux ont été exaucés ». « Je ne peux rien demander de plus, car mon nom m’impose cet état de satisfaction et d’assouvissement. » La jeune femme a cette capacité à s’installer dans un présent sans projection, dans un équilibre à l’abri des extrêmes, «cet espace entre deux eaux » qu’elle retrouve dans les cuisines du restaurant de son mari. Là, elle concocte des soupes qui tirent les larmes en donnant aux clients le sentiment de « goûter [leur] terre ». Avec Julie, qui devient comme une sœur, elle ouvre un lieu de gastronomie, à la fois atelier et traiteur. De cette Québécoise à l’amitié généreuse et démonstrative, l’exilée apprend surtout à « désirer l’horizon », à mordre dans les pommes, à oser chanter à voix haute…

Racontant parallèlement son parcours et celui de sa mère, Mãn associe mots et mets, combine goûts et couleurs comme Philippe, le chef pâtissier, venu l’épauler, « embellit et ennoblit » les desserts asiatiques, «attendrit avec une écume de caramel le gâteau aux bananes à la vietnamienne qui effrayait avec son air costaud, presque rustre ». Dans ce livre gourmand où chaque recette est une histoire d’amour et de mémoire, la chroniqueuse culinaire que fut Kim Thúy dans l’une de ses vies assiste la belle et sage conteuse qu’elle est devenue. On pourra la rencontrer au festival Etonnants voyageurs à Saint-Malo du 18 au 20 mai prochains.

V. R.