Dans cette entreprise autobiographique qu’elle a commencé à édifier en 2012 avec La petite Borde, Emmanuelle Guattari procède par libres associations. Dans une chronologie désordonnée, elle assemble des morceaux de mémoire, des blocs de temps liés à un lieu, à un territoire. Après le Loir-et-Cher de son enfance, dans le château et le parc de la clinique psychiatrique de La Borde, cofondée par son père Félix, le New York d’un séjour initiatique à la fin des années 1980 (New York, petite Pologne, 2015), voilà le Blois de l’adolescence, au début de cette même décennie, l’année du bac, juste avant le départ à Paris à 18 ans. Blois, ses lycées, ses bars, ses jeunes filles de la bourgeoisie locale "fines, blondes, belles dans du bleu marine, et hargneuses", que la narratrice et son amie Anne observent et envient. Le "je" porte ici un regard aigu et sans jugement. Qui s’attache aux détails (une carnation, une silhouette, une scène très précise à la dramaturgie minuscule). Parfois ces détails sont gros comme la balafre qui afflige le visage de madone de Victoria Bretagne, la fille unique du prospère propriétaire du Trophime. C’est une princesse de conte tragique transposé dans un film de Chabrol. Elle trône au centre d’une cour d’admirateurs, dans le bar paternel où se retrouve la jeunesse dorée de la ville. S’asseoir à sa table, puis être invité au "château", la maison familiale, est un privilège.
Evocation : le mot définit bien ce récit en fragments, suspendu à de fragiles fils, où l’écrivaine raconte la sociabilité provinciale, les stratégies de séduction adolescentes. Faisant circuler de l’air entre les chapitres, elle laisse irrésolu le mystère de Victoria Bretagne, de sa "déchirure hypnotique", de sa beauté fêlée et "invincible". Véronique Rossignol