D’emblée, le terme embarrasse. Le terme « modèle » suppose l’identification d’une structure de coûts, d’un système de fixation des prix et d’une organisation industrielle stabilisés. Nous en sommes loin. La phase actuelle est celle de l’expérimentation et de l’investissement dans l’incertain. D’une part, les comportements des utilisateurs précoces ne doivent pas être extrapolés ni être considérés comme représentatifs des usages futurs. D’autre part, les stratégies de certains acteurs visent à se positionner sur le marché, à en capturer une part significative, bien plus qu’à dessiner des politiques de prix qu’il conviendrait de tester puis d’établir. Ajoutons que les coûts du livre numérique sont noyés, en quelque sorte, dans les fonctions assurées par les éditeurs. Le coût du numérique est pensé comme un coût additionnel, dans une chaine du livre centrée sur le papier. Six tendances sont en œuvre ou susceptibles d’apparaitre : - Une tendance à la concentration industrielle, les investissements requis se faisant en l’absence de perspectives d’amortissement à horizon proche - Un effet d’externalités de réseaux, dans la logique du winner-take-all : les premiers arrivants disposent de positions qui s’auto-renforcent - Un effet d’externalités dérivées, dans le cadre d’une économie de services : le livre numérique fait basculer l’univers du livre dans une logique de services associés, même si toute l’offre numérique n’a pas vocation à rejoindre ce schéma - Un partage de la valeur ajoutée qui favorise les plus puissants des acteurs de l’amont de la filière livre - L’arrivée de nouveaux entrants décidés à s’arroger une part de la valeur créée - Des alliances potentielles entre acteurs de l’écrit (presse et livre) ou entre acteurs du jeu et de l’écrit (Nintendo-Gallimard par exemple). C’est dans un tel contexte que deux grandes lignes de clivage se forment, qui permettent de dresser une typologie de modèles. - d’une part, celle qui oppose les modèles de consommation traditionnels, d’achat à l’unité, basés sur des prix en miroir des prix du papier et des modèles de consommation nouveaux (par bouquets, packages, ou au contraire par morceaux), renvoyant à des structures de prix qui demeurent à inventer - d’autre part, celle qui oppose les scénarios de rente technologique (associés au verrouillage des consommateurs) et les scénarios d’interopérabilité. Tout un continuum de situations se forme à partir de ce schéma ; les stratégies de protection contre le piratage diffèrent d’un acteur à un autre. Il faut y ajouter la prise en compte de l’inégale propension des différents segments de marché à glisser vers le mode numérique. Et l’incontournable nécessité du « hub » pour réduire les coûts de la distribution et de la vente numériques. La figure de l’auteur se transforme, autour d’une sorte de noyau dur et de référent historique, en quelque sorte : à la périphérie de l’auteur traditionnel, on rencontre le consommateur-auteur et le consommateur prescripteur, dans un jeu de déconstruction des frontières entre les rôles respectifs des acteurs de l’écrit. Le livre lui-même devient autre ; on lui ajoute par petites touches des commentaires, des images, des sons et même des jeux. Où donc est le livre homothétique ? Et tandis que la bibliothèque se confirme comme un acteur économique à part entière, la figure du libraire s’efface, ou bien se redessine : l’avenir est incertain pour celui qui fut et demeure le pilier du monde dit d’hier, mais qui n’a pas prononcé le dernier de ses mots. La politique du livre ? Comment ne pas la repenser, dans ses cinq modalités jusqu’alors inséparables : la lecture publique, l’aide aux projets difficiles, le respect de la propriété intellectuelle, la loi sur le prix unique, la fiscalité à taux réduit. Aucun de ces piliers n’est à rejeter, mais rien ne doit être figé au prétexte que le monde rassurant du papier et du livre dans leur belle universalité doivent affronter une tempête qui met en péril l’industrie de la presse et celle de la musique.