C'est ainsi que tout a commencé. Un jour d'automne de l'année 2006, dans un train longeant les rives de l'Hudson, qu'il empruntait pour aller donner une conférence au Bard College, le romancier espagnol Antonio Muñoz Molina s'est dit qu'il y avait dans ce train, ce voyage, ces sous-bois illuminés par les couleurs du couchant, ces maisons croisées l'espace d'un instant aux fenêtres éclairées, dans toute cette calme étrangeté, l'ébauche d'une histoire. Une histoire qui pourrait être celle d'un homme qui laisse derrière lui son pays en guerre. Muñoz Molina pensait alors à la Yougoslavie et à un court récit. Aujourd'hui paraît en France Dans la grande nuit des temps, peut-être le plus vaste et ambitieux de ses livres, et le pays, c'est l'Espagne ; la guerre, sa guerre civile.
Les fresques les plus lyriques peuvent parfois se résumer en une phrase ou au moins en une question. Ici ce serait : que peut faire une personne calme et pacifique lorsque la normalité s'effondre et qu'il ne paraît plus y avoir d'alternatives au massacre ? Elle s'enfuit, elle s'exile et chérit ses souvenirs. C'est ce que fera tout au long de près de huit cents pages Ignacio Abel, le héros de cette tragique et grandiose histoire. Fils de maçon, Abel est dans l'Espagne de la République l'un des architectes les plus cotés par le régime. Il a su donner à l'architecture volontiers hispanisante les couleurs (grises, en l'occurrence) de la modernité et de l'école du Bauhaus et de Mies Van der Rohe, dont il fut un temps l'élève. Marié à Adela, conservatrice et catholique, père inquiet (et d'abord de ne pas l'être assez) de deux enfants, Ignacio Abel a vu sa vie bouleversée lorsque y est entrée une mystérieuse Juive américaine, un peu pianiste et pas mal passagère du soir, Judith Biely, qui est devenue sa maîtresse. C'est pour elle, par elle et malgré elle en même temps ; mais aussi parce que l'heure en Europe est aux orages de fer, qu'il quittera son pays pour s'en aller vers le Nouveau Monde exercer son art et vivre l'infinie douleur de l'exil.
De tous les livres de Muñoz Molina (déjà seize traduits en français depuis l'inaugural Beatus Ille, chez Actes Sud, en 1989), Dans la grande nuit des temps est sans doute celui qui entre le plus intimement en dialogue avec son chef-d'oeuvre, Séfarade (Seuil, 2003). Nomades sans patrie, exilés, vies tronquées, le motif est le même. L'auteur, qui vit entre Madrid et New York, est particulièrement à l'aise avec cette vaste symphonie du déracinement, sorte de cathédrale néoclassique née du songe monstrueux de l'Histoire. Muñoz Molina se garde des tentations du pastiche et du kitsch et joue en virtuose comme il l'a toujours fait des codes romanesques et du récit de genre. Derrière la fresque historique, motif à peine caché dans le tapis, se dissimule une ode merveilleuse à l'amour fou ; cette folie-là étant la seule susceptible d'atténuer les effets de celle des temps. Il faut pour écrire cela le souffle et la belle générosité d'Antonio Muñoz Molina.