C’est un jeune homme qui aime lire les romans de Dostoïevski, qui s’enthousiasme pour Lénine, qui a des peines de cœur et des aventures. Un jeune homme qui travaille suffisamment bien à l’école pour décrocher une bourse d’études à la grande fierté de ses petits-bourgeois de parents, et dont le pied-bot lui évite de partir pour les tranchées. Chaque jour, à partir de ses 24 ans, il consignera ses pensées dans son journal (publié en français chez Tallandier). La mission que se donne Peter Longerich, spécialiste du nazisme et auteur d’une biographie de Himmler publiée par Héloïse d’Ormesson en 2010, est de confronter ce journal aux connaissances historiques, pour dresser le portrait de ce jeune homme qui devint l’un des plus proches collaborateurs d’Hitler, et l’un des plus véhéments défenseurs de la solution finale.
Car le petit-bourgeois romantique deviendra Joseph Goebbels, ministre de l’Education du peuple et de la Propagande, après avoir pris part de toute son âme à la campagne national-socialiste. Editorialiste, il raille la « juiverie » ; Gauleiter (responsable d’un district politique du parti nazi) de Berlin, il excite tant qu’il peut la violence des SA. Une fois le Troisième Reich proclamé, il devient l’as des sondages d’opinion manipulés et des manifestations toujours «spontanées » de l’unité populaire, au besoin à coups de crosse, lorsqu’il s’agit par exemple de disperser une file d’attente témoignant de la pénurie de plus en plus problématique du pays encerclé. Puisant son inspiration dans la publicité en temps de campagne, dans la mise en scène pendant les années de pouvoir, puis dans les références antiques et religieuses lorsque finalement tout s’écroule, il est l’auteur de toute l’imagerie du Troisième Reich et de sa folie.
Mais il est aussi l’artisan hors pair de sa propre légende. En effet, si ce journal constitue une source de choix pour les historiens, puisqu’il relate ses entrevues quasi quotidiennes avec le Führer à partir du milieu des années 1920 jusqu’aux derniers jours de la guerre (Goebbels se suicide avec sa femme et ses enfants 24 heures après Hitler), il est aussi un véritable piège. Le communicant forcené emploie toutes ses stratégies pour se mettre en valeur : il est « dans l’intimité totale du Chef » qui pourtant ne lui fait part qu’au dernier moment de ses décisions politiques durant l’ascension vers le pouvoir ; il peut témoigner, quelques années plus tard, que les Berlinois exsangues sinistrés par les pilonnages de la RAF lui sont « extraordinairement reconnaissants ». «Narcissisme », statue l’auteur au terme de six cents pages de récit minutieux (parfois trop) de l’emploi du temps de cet opportuniste sans génie, amateur de grosses voitures, qui semble plus amoureux d’Hitler que de sa femme, et qui goûte peu la guerre et la mort, mais beaucoup le massacre de la vermine juive. Ou comment un jeune homme sans qualités peut, lorsque le contexte s’y prête, devenir le parangon de la lâcheté et de la cruauté.
Fanny Taillandier