Ferme de Barnhill, île de Jura, archipel des Hébrides intérieures, Ecosse : c'est dans ce bout du monde qu'Eric Blair, alias George Orwell, arrive à pied en mai 1946. Il a 43 ans, il est veuf depuis un an et père adoptif d'un garçon de 2 ans. Malade des poumons depuis sa jeunesse, il sait son temps compté. C'est là, face à l'océan, qu'il écrira 1984. Là qu'il passera les trois dernières années de sa vie. Soixante ans plus tard, l'écrivain Jean-Pierre Martin marche à son tour jusqu'à Barnhill. Autour de ce choix, l'essayiste dont son Eloge de l'apostat : essai sur la vita nova paraît au Livre de poche en janvier, propose une variation inspirée, biographie réflexive et fraternelle où cet "amoureux des lieux reculés » entrelace les hypothèses et enregistre les échos.
Barnhill, c'est un peu le Walden d'Orwell, compare Martin. Comme Thoreau dans sa cabane au fond des bois, l'écrivain met en pratique un quotidien de pionner, dans une économie frugale : couper du bois, faire pousser des légumes, chasser, pêcher... C'est un ascétisme très actif où une dépense physique intense, au grand air, côtoie l'intérieur travail intellectuel. Mais pour Martin, comme pour Jean-Claude Michéa analysant les complexités politiques de l'écrivain dans Orwell anarchiste tory, le paradoxe entre l'intellectuel baroudeur engagé dans l'Histoire et «l'homme retiré" apparaît moins comme un grand écart que comme la position cohérente d'un "être divisé", qui dans sa tentation du désert transforme en actes les valeurs de common decency qu'il admire.
Mais à la différence de Thoreau, Orwell, qui n'a pas vécu dans la solitude ses années d'insulaire, n'a pas fait le récit de cette ultime expérience. Dans le domestic diary où il a consigné en jardinier scrupuleux les changements météorologiques, n'apparaissent jamais les états d'âme, le roman en cours d'écriture... Pourtant, au terme de L'autre vie d'Orwell, >de la dernière notation du carnet de Jura, datée du 24 décembre 1948, surgit une improbable émotion : "Partout, des perce-neige en fleur. Quelques tulipes. Des giroflées essaient encore de fleurir."