Lorsque le 30 juillet 1981, Jack Lang, Ministre de la culture, défend la loi devant le Sénat, il prend distance vis-à-vis des préoccupations économiques : « Le débat de ce jour dépasse, et de loin, l’ordre de la seule économie, même si ce projet de loi répond à des préoccupations économiques ». Il avance cet argument qui reviendra souvent : « L e livre n’est pas un produit comme les autres ; c’est une création de l’esprit, une des plus nobles créations de l’esprit et de l’imaginaire et qui, en tant que telle, ne saurait être soumise sans une protection particulière à l’unique loi du marché ». Devant l’Assemblée, il généralise le propos : « Refuser d’abandonner le prix des biens culturels aux lois destructrices du marché, tel est l’un des soucis du Gouvernement, pour le livre comme pour d’autres activités culturelles » (Assemblée nationale, 2 è séance du 30 juillet 1981). Au cœur de la loi, il y avait la reconnaissance des services en qualité, l’acceptation par le détaillant des commandes unitaires, la prise en compte par l’éditeur ou le diffuseur du service d’accueil, de conseil, de la richesse du fonds, de l’offre de nouveautés, etc. afin de fixer le montant des remises. La loi de 1981 devait protéger la densité du réseau des détaillants afin de préserver la diffusion de la création et la diversité culturelle. Elle a permis d’assurer l’offre de livres en tous points du territoire et au même prix ; elle a organisé indirectement le soutien à l’édition de livres difficiles. Ironie de l’histoire, le rapport Chetochine avait évoqué avant l’adoption de la loi de 1981 l’idée de partager le marché du livre en deux sous-ensembles distincts : celui des livres difficiles à rotation lente (livres « push ») et celui des livres à écoulement plus rapide, plus ou moins prévendus (livres « pull ») ; cette vision a failli conduire à l’éventuelle mise en place d’un double secteur, à la manière de ce qui se pratiquait au Royaume-Uni (sous le Net Book Agreement , un double système était en place, l’éditeur choisissant pour chaque titre produit le prix libre ou fixe, mais en pratique, le prix libre ne concernait que quelques catégories de livres), avec un secteur protégé comportant des ouvrages difficiles sous régime de prix imposé par l’éditeur, et un secteur considéré sous régime de prix libre, constitué des livres pratiques et des best-sellers. Les difficultés de toutes sortes liées à l’application d’un système à deux vitesses sur la base de deux critères qui ne coïncident pas nécessairement, le marché potentiel et une appréciation sur la qualité, conduisirent le législateur français à traiter toutes les catégories de livres de la même manière – mis à part les manuels scolaires. Hier on s’inquiétait de l’emprise des Leclerc, aujourd’hui on se méfie des Google et Amazon. Sur certains points, les temps n’ont pas changé. Le discours est plus direct : défense de la librairie, meilleur vecteur de la préservation de la diversité culturelle, et maitrise du prix par l’éditeur. En revanche, le danger a changé de visage ; il a l’allure du virtuel, qui est partout sans être nulle part, qui revêt le don d’ubiquité, et qui a des incidences bien réelles. Hier on s’inquiétait de l’emprise des Leclerc, aujourd’hui on se méfie des Google et Amazon. En changeant de visage, la menace est-elle de même nature, et passe-t-elle par les mêmes armes de dissuasion ? Quant à l’idée de partitionner le marché, elle a changé de registre ; quel sens revêt-elle ? Sur la loi, l’argument de la protection de la diversité culturelle demeure. Mais ses armes se déplacent. Le libraire demeure au cœur du dispositif, mais un effet de longue traine pour le numérique peut brouiller le message. Il est fort possible de démontrer que la diversité permise par la vente numérique est supérieure à celle que permet la vente physique. La question est de savoir quels libraires (qu’ils soient numériques ou « physiques », ou les deux à la fois) seront à même d’aider le lecteur/acheteur à opérer ses choix. La diversité offerte ne peut être supérieure dans un magasin à celle que la distribution numérique permet ; mais quelle structure de vente et de conseil permet la plus grande diversité effectivement consommée ? C’est à l’observation empirique de la réponse à cette question qu’il est essentiel de s’atteler. On est renvoyé aux structures d’information, aux voies de l’accès au livre, aux nouvelles formes de prescription (blogs, communautés d’internautes, etc.), et à l’évolution du métier de libraire. Quant à la partition du marché, elle n’a plus rien à voir avec la précédente, mais elle demeure un sujet redoutable. Au clivage entre le livre papier et le livre numérique, on se propose de substituer un clivage entre livre papier ou homothétique et livre « augmenté » (pour éviter le terme « enrichi » ?). Le livre dit homothétique, à contenu informationnel inchangé, a l’avantage de l’évidence. Il est un livre – quoiqu’en prétendent les fiscalistes européens-, presque égal à celui qui lui a préexisté, qui en mérite les avantages et les traitements préférentiels. C’est l’outil idéal de la rétroconversion des catalogues. Mais l’éditeur qui aura travaillé à l’enrichissement de ce livre initial, Proust et ses grands commentaires, Perec et le renvoi aux textes des manifestations qui ont rendu hommage à sa singularité, que dis-je, la crise des subprimes augmentée d’un focus sur les grands textes sur la spéculation de Keynes à Schiller, pour rester dans l’ordre des textes, cet effort apporté à l’édition, qui relève du développement du marché et du service offert au lecteur/acheteur, comment devra-t-on le traiter ? Pourra-t-on se prêter à des renvois et des ajouts, qui sont l’essence même du numérique, sans risquer de basculer dans le champ du non-homothétique ? Comment gérer cette autre dualité sans brider le développement du marché ? L’observation empirique de la réponse à cette deuxième question est indispensable. Elle conduit à préconiser la prudence dans l’adoption d’un outil législatif, fiscal et réglementaire. D’un côté, il faut lutter contre toute forme de braderie et de dévalorisation des œuvres, et de l’autre, il faut se doter de tous les atouts possibles pour le développement de la recherche et celui du marché. Au-delà de l’adoption du meilleur (ou du moins mauvais) corpus de textes législatifs et réglementaires, un grand plan d’investissement pour le livre numérique scolaire est un des leviers du développement du livre numérique. Le grand emprunt le permet. Il ne faudrait pas passer à côté de cet impératif – utiliser un peu du grand emprunt pour ce plan destiné aux écoles-, qui aurait l’avantage d’inciter les éditeurs à la recherche-développement et de contrebalancer les inconvénients d’un système législatif à deux vitesses pour le numérique. D’autres programmes seront indispensables. Je fus frappée aux Etats-Unis par la magnifique inventivité qui se nourrit des potentialités du numérique. Il ne faudrait pas que la maigre (ou plutôt la fausse) inventivité du législateur européen, qui renvoie le numérique à l’ordre du service et le livre à l’ordre des biens, clivage lui aussi si contesté par la réalité, ne nous oblige à bâtir des règles qui affaiblissent un marché que d’autres sauront développer.