23 janvier > Histoire Littéraire France

Centenaire oblige, Alain Quella-Villéger et Bruno Vercier, les meilleurs exégètes de la vie et de l’œuvre de Pierre Loti (1850-1923), nous donnent une nouvelle édition, exemplaire, enrichie d’annexes, de documents inédits, de fac-similés du manuscrit, des dernières années de son Journal intime, qui courent de 1914 au 11 novembre 1918. Un monument littéraire, commencé par l’adolescent en 1866, et achevé officiellement le 20 août 1918, sur ces lignes touchantes : « Aujourd’hui 20 août et en prévision de ma mort, j’arrête définitivement ce journal de ma vie, commencé depuis environ quarante-cinq ans. Il ne m’intéresse plus, et n’intéresserait plus personne. » Loti avait tort : ce Journal intime, en cours de publication par les mêmes spécialistes, est absolument passionnant. C’est la matrice de toute l’œuvre lotienne.

En 1914, Loti a 64 ans. Depuis 1910, il est à la retraite, en tant que capitaine de vaisseau, après quarante-deux ans passés en mer. Officier d’active, il a assisté à des combats (au Vietnam, ou en Chine), mais sans y prendre part. Cette fois, c’est différent. Il ne s’agit plus de conflits coloniaux (qu’il a condamnés en leur temps), mais bien de défendre la patrie contre l’envahisseur, le « Boche ». Ecrivain illustre, académicien, ami de tout le gotha politique (le président Poincaré, ou Louis Barthou), il use de ses relations pour être mobilisé, et partir, sinon « au front », du moins sur tous les fronts, à titre d’agent de liaison auprès de l’état-major. Durant toute la guerre, à l’exception de ses permissions, congés et maladies - début 1918, il manque mourir de la grippe espagnole -, il va montrer un courage incroyable, qui lui vaudra la croix de guerre avec citation à l’ordre de l’armée : en Champagne, dans l’Est, sur la Somme, et même jusqu’en Italie en 1917, son ultime voyage, il va partout, il rend compte, il écrit. Des pages de son Journal, donc, mais aussi de nombreux articles qui seront repris « à chaud » dans trois recueils : La hyène enragée (1916), Quelques aspects du vertige mondial (1917), L’horreur allemande (1918). Patriote intransigeant, mais pas aveugle, il vit dans sa chair « la tuerie », « l’horrible guerre d’extermination ». Ses trois fils se battent, plusieurs jeunes de son entourage sont tués, dont le fils Barthou. Il se fait cocardier quand il le faut, pour soutenir le moral du pays, tandis qu’il intrigue et négocie en secret « la reddition de Constantinople » afin de faire cesser la boucherie plus vite.

Les pages de Soldats bleus (titre non de Loti, mais si lotien) les plus belles sont aussi ses plus personnelles : quand Loti tremble chaque jour pour la France, pour ses fils, pour lui-même : il se sent vieux, fini. Il pressent qu’il ne voyagera plus, que son œuvre est derrière lui, que la mort approche. En 1921, une hémiplégie l’empêche d’écrire, il meurt en 1923. «Ah ! se rappeler cela, cette nuit polynésienne, et presque la revoir, ici, du seuil de la vieillesse et de la mort, et quand il faut se dire que mes yeux, encore si clairs pourtant, bientôt ne verront plus rien », note-t-il en 1917. Loti avait parfaitement compris que la guerre de 14, même gagnée, sonnait le glas d’un monde : le sien.

J.-C. P.

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