Il n'y a guère que La comédie humaine (Marcel Proust admirait fort Balzac, qu'il considérait comme son maître), et, peut-être, Les Rougon-Macquart (même si le naturalisme de Zola peut sembler aux antipodes de l'esthétique proustienne), qui puissent être comparés à La recherche du temps perdu, pour son ambition, son temps long de rédaction, sa vastitude, la multitude de ses personnages : 2 500, rappelle Mathilde Brézet. Proust en avait bien conscience, qui compare son œuvre à une « cathédrale ». Ornée, alors, d'une vaste fresque où défileraient ses héros, à la manière de la tapisserie de Bayeux, dont le narrateur traite d'ailleurs dans son livre.
Reconnaître les sources des personnages proustiens a fait couler des flots d'encre, depuis la parution de Du côté de chez Swann, en 1913. Il suffit pourtant de lire sa monumentale Correspondance, où il s'en explique abondamment : ses caractères sont des collages de personnalités multiples, qu'il a en général connues. Mais ce qui est capital, c'est qu'un même personnage, au fil de l'œuvre, peut endosser plusieurs caractères successifs : ainsi la tragédienne la Berma emprunte-t-elle des traits aussi bien à Réjane qu'à Rachel, voire, pour sa diction, à Sarah Bernhardt. Des personnages fondamentaux, comme Robert de Saint-Loup, le grand ami du narrateur, subissent une évolution, que Proust revendique. C'était prévu dans son projet de départ. « Il y a beaucoup de personnages, confie-t-il à son ami René Blum : ils sont préparés dès ce premier volume, c'est-à-dire qu'ils feront dans le second exactement le contraire de ce à quoi on s'attendait d'après le premier. » Ainsi Saint-Loup, jeune aristo blond viril, militaire tout à fait hétéro, marié, finira, prématurément vieilli, en amoureux transi de cette petite frappe de Charles Morel. Quant à son oncle le baron de Charlus, son homophobie forcenée des débuts laissera place, au fil des pages, à une obsession pour l'homosexualité, un côté « vieille tante », adepte de pratiques sado-maso qu'il satisfera dans le bordel de Jupien. Comme Proust lui-même, dit-on.
C'est cette évolution qu'étudie minutieusement Mathilde Brézet dans son livre, dictionnaire certes, mais aussi essai. Ce pourquoi elle ne traite que cent personnages. Sinon, son opus aurait été plus volumineux que La recherche elle-même !
Du plus anecdotique au plus fondamental − les mœurs, on l'a vu, l'ascension sociale (exemple : les Verdurin), la déchéance (Swann, Saint-Loup, Charlus, les Guermantes...) ou encore le rapport, plus qu'ambigu, à la judéité (la mère de Proust, d'origine juive, a élevé ses deux fils dans la religion catholique) −, Mathilde Brézet apporte des éclairages intéressants, parfois singuliers, voire inédits. C'est de la belle ouvrage, un vrai travail de proustien.
Mathilde Brézet
Le grand monde de Proust
Grasset
Tirage: 5 500 ex.
Prix: 26 € ; 608 p.
ISBN: 9782246820796