Strehaïa, aujourd’hui disparu, se situait en Macédoine, dans l’Empire ottoman ou encore dans le royaume de Serbie, selon les cahots de l’Histoire et les caprices des princes belligérants. Strehaïa était également appelé "le village aux trois patronymes" car y vivaient trois clans : les Baïramovitch, les Baïrami, les Baïramovski, représentant chacun les peuples serbe, albanais et macédonien. Leurs noms ont surtout pour racine baïram, bayram ou beïram, la fête musulmane qui suit le ramadan en Turquie. Et festifs, ses habitants l’étaient grâce à l’orchestre tzigane qui ponctuait chaque événement de leur vie de ses concerts sans fin. Ainsi l’anthropologue allemand Jacob Auerbach, dans le nouveau roman de Velibor Colic, Ederlezi, écrivait-il : "Dans cette musique universelle, on savourait la douleur raide de tout un peuple et l’ivresse des chants macédoniens, les fanfares militaires ottomanes et les jérémiades yiddish… Cette proximité métaphysique de la tragédie et de la farce, des mariages et des enterrements, mais avant tout de la fête, comme on dit là-bas - jusqu’à faire sortir les poissons hors de l’eau !" Mais Strehaïa, plus qu’un Clochemerle des Balkans où foisonnent règlements de comptes, beuveries, coucheries et légendes de succubes venant vous visiter la nuit d’Ederlezi, la fête du printemps, c’était une utopie, une mosaïque de traditions et de communautés.
De la même manière que le Pont latin dans Sarajevo omnibus (Gallimard, 2012), près duquel fut commis l’attentat contre l’archiduc François-Ferdinand, était une métonymie du lien frêle entre des populations diverses, l’orchestre d’Azlan Tchorelo symbolise dans Ederlezi la tragédie de tout un peuple : les Tziganes envoyés par les oustachis, les fascistes croates, dans les camps de la mort… détruits à nouveau pendant la guerre de Yougoslavie en 1993.
Azlan, fils d’une veuve joyeuse et d’un gadjo, disciple de son oncle Zohan le Cobreau (sic) qui lui apprit les sept tristesses ("la pire de toutes est celle du chien privé de son os"), Maître Palko avec son violon Douchka ("petite âme") "baptisé de vin, frotté au sel et au romarin" ; Matcho, surnommé le Diklo ("le foulard de la mariée"), parce que le beau Gitan séduisait jusqu’aux fraîches épousées… Les personnages foutraques de la "comédie pessimiste" de Colic manient le drame avec burlesque. Et sagesse : "Mieux vaut être ivre mort que mort tout court." Sean J. Rose