Le 2 juin 2005, dans la matinée, le journaliste et historien libanais Samir Kassir était tué dans un attentat à la voiture piégée. Kassir était sans doute l’un des plus beaux esprits de son temps et de son pays, et le mode opératoire de son assassinat désignait sans coup férir les services syriens comme responsables de cette exécution politique s’inscrivant dans le contexte sanglant qui suivit le meurtre de Rafic Hariri. Ce matin-là, passé comme tous les autres à la terrasse d’un café beyrouthin, Kassir avait rendez-vous avec son ami Jean-Pierre Perrin, correspondant de guerre pour Libération et spécialiste reconnu du Proche- et Moyen-Orient. Celui-ci, retenu par un rendez-vous impromptu avec un haut dignitaire chiite, avait dû, au dernier moment, se décommander.
La mort est ma servante, livre terrifiant et magnifique, est d’abord une adresse à l’ami disparu, une façon d’honorer enfin ce rendez-vous différé depuis huit ans. Que s’est-il passé depuis lors ? Un pays, la Syrie donc, un régime, le parti Baas et une famille, les Al-Assad, tous trois historiquement, voire ontologiquement, liberticides, ont achevé de plonger dans leur nuit. Samir Kassir l’avait pressenti, Perrin a choisi, en guise de devoir de mémoire, de l’éprouver au quotidien. Le cœur de son livre, comme une allégorie de la tragédie syrienne, est le « séjour » que l’auteur (accompagné de la journaliste américaine Marie Colvin, qui y trouvera la mort quelques jours plus tard) accomplit début 2012, au centre du désastre, dans la ville de Homs et plus précisément dans le quartier de Baba Amro, considéré comme une place forte rebelle. Pour y accéder, dernière station avant l’enfer, il faut emprunter, trois kilomètres durant, un tunnel (qu’en d’autres temps on appellerait une canalisation…) dans la fange, la chaleur, courbé en deux pour déboucher sur un champ de ruines et de mort. Le récit des jours passés là, des combattants déterminés à tenir ce réduit, décrit par Perrin sans l’obscénité d’un quelconque pathos, est d’une justesse telle que la réalité de la guerre y apparaît comme exacerbée, hallucinée. Le reste n’est que l’ordinaire piteux de la géopolitique, petits arrangements et grandes compromissions, de Dumas à Sarkozy, qui permet à un Perrin dégoûté de rappeler d’où l’on vient, faute de pouvoir deviner où l’on va… Olivier Mony