Tout comme la plage, la bossa nova ou la cachaça, le futebol est indissociable de l’identité brésilienne. L’amour du ballon rond coule dans les veines de tout Brésilien normalement constitué. Sauf celles de Neto, narrateur du roman de Sérgio Rodrigues, Dribble, qui se revendique "membre d’une catégorie minoritaire et opprimée mais moins rare qu’on ne le pense : un Brésilien qui n’éprouv[e] aucune passion pour le football". Pour son malheur, son père n’est autre que Murilo Filho, "le Lion de la Chronique Sportive" pour qui la tribune de presse au fameux stade Maracanã était une deuxième maison. Forcé dans sa jeunesse à intégrer les juniors de l’América, le club de Tijuca, quartier de Rio de Janeiro, Neto ne quittait guère le banc de touche. Neto, alias "Tiziu" (espèce de petit oiseau noir), humiliant surnom dont l’affublait ce père séducteur, grand et blond - "le plus grand queutard de la ville" -, préférait écouter Michael Jackson.
Sérgio Rodrigues, né en 1962 dans le Minas Gerais et installé de longue date à Rio, a ourdi un récit virtuose sur les rapports père-fils où la conversation sur le foot soulève des vraies questions existentielles. Après vingt-six ans d’absence, Neto rend visite au vieux Murilo qui lui annonce sa mort prochaine. Entre séances de pêche et de visionnage d’anciens matchs, l’ex-journaliste sportif et auteur de "petits livres de glorification patriotarde" durant la dictature ressasse ses commentaires et tente d’élaborer une théorie générale de la vie à partir du jeu de jambes du "roi Pelé". Play, pause, rev, play : il repasse sur le magnétoscope l’incroyable dribble de l’attaquant de la Seleção face au gardien uruguayen Mazurkiewicz, lors de la demi-finale du Mondial de 1970. Et de livrer cette conclusion métaphysique : "Pelé a lancé un défi à Dieu et il a échoué. Sans cet échec, jamais plus l’humanité n’aurait pu dormir tranquille. Pelé a défié Dieu et il a perdu. Mais quelle merveille, ce défi !" Le 17 juin 1970, le même jour, "Elvira a dribblé la ridicule barrière de sécurité d’un pont sur la route de la corniche du Joá." Le suicide de la mère de Neto, séparée de Murilo, bouleversera la vie du narrateur : l’enfant de 5 ans se retrouve dans les pattes d’un Casanova n’ayant aucune intention d’assumer sa responsabilité de parent. A la question : pourquoi ce geste désespéré ?, la "créature ravagée" qu’est aujourd’hui Murilo ne répond toujours pas, "dribblant" avec art. La technique footballistique devenant la parfaite métaphore d’une existence faite d’esquives, de feintes et de buts à atteindre. S. J. R.