Il s'appelle M. Mizuno. On donnerait Bouddha sans confession à ce vieil homme japonais qui passe quelques jours de vacances en famille à Bangkok. Un brave homme, veuf depuis peu, goûtant aux joies de l'art d'être grand-père. Pourtant qui sait que depuis des dizaines d'années déjà, ses nuits sont moins belles que ses jours, traversées d'ombres profondes, de souvenirs comme autant de cauchemars qui reviennent sans cesse le hanter ? Il suffira de la présence dans l'hôtel où tous séjournent d'un autre touriste, allemand celui-là, et de la prescience de sa propre belle-fille, pour que le rideau se déchire. M. Mizuno n'a pas toujours été celui qu'il prétend. Il fut un temps où il s'appelait Yasukazu Senso.
Fils d'un homme nostalgique de la grandeur perdue de l'empire du Soleil-Levant, il voue sa jeunesse à l'idéal marxiste de justice sociale pour tous. Très vite, en ces années (post-1968) d'activisme dont les combattants les plus résolus à travers le monde ne vont pas tarder à sombrer dans le terrorisme gauchiste, il intègre les rangs de la redoutable Armée rouge japonaise. Il en épousera toutes les vicissitudes. Depuis les dérives assassines au sein même de son pays natal jusqu'à celles qui le mèneront avec d'autres combattants internationalistes à rejoindre les rangs du Front populaire de libération de la Palestine (FPLP) au Liban pour y soutenir (du moins est-ce l'objectif avoué) la cause palestinienne. Écœuré par le dévoiement de ses idéaux de jeune homme et par trop et tant de sang versé, Yasukazu Senso mettra des années à se sortir des griffes des terroristes et à se réinventer une vie, désormais comme en exil de lui-même.
Documentariste réputé, journaliste, passionné d'histoire contemporaine (et notamment de celle des mouvements radicaux), écrivain (il est l'auteur du splendide La passeuse, Grasset, 2017), Michaël Prazan signe avec ce dense et beau Souvenirs du rivage des morts, son troisième roman, le premier aux éditions Rivages. Son livre s'organise en un constant aller-retour entre le Mizuno d'aujourd'hui et le Yasukazu d'hier. Entre voyage au bout de l'enfer, reconstruction impossible et exil intérieur. Tout cela d'une écriture qui ne sacrifie jamais au pathos, presque sèche, tant le crime comme son souvenir ne peuvent se dire autrement. De Paris à Rome en passant par La Haye, Tokyo ou le Liban, c'est aussi un pan encore trop méconnu de notre histoire qui se dévoile peu à peu.
Souvenirs du rivage des morts
Rivages
Tirage: 5 000 ex.
Prix: 20 € ; 368 p.
ISBN: 9782743653699