Issue d'un milieu très modeste, élève brillante d'HEC, Michèle Moreau ne se destinait pas à l'édition. « En sortant d'HEC, j'ai répondu à plusieurs annonces et j'ai été retenue par un éditeur, Sofiac, pour m'occuper du marketing. » Au bout de trois ans, la jeune femme est recrutée par Hachette Informatique, puis entre en 1986 chez Didier, maison scolaire alors indépendante. Le déclic viendra de la collection de comptines « Les p'tits lascars », des livres-cassettes, première incursion dans le genre qui fera le succès de Didier Jeunesse.
Le goût du risque
« Trop timide pour faire du théâtre », Michèle Moreau a la musique pour passion. Inscrite dans une chorale il y a trente ans, elle n'a jamais cessé de chanter depuis, prend des cours et participe à la chorale d'Hatier qu'elle a contribué à mettre en place. Lors de la fête des 30 ans de Didier Jeunesse, en décembre à Montreuil, elle a interprété seule sur scène Clémence en vacances d'Anne Sylvestre. « J'ai eu le trac mais aussi un plaisir inouï. J'adore prendre des risques », dévoile-t-elle. L'été, elle organise des stages de chant avec le musicien Yves Prual chez ses parents en Touraine.
Elle avoue avoir des goûts éclectiques, aimant à la fois « le classique, le symphonique, le baroque, l'opéra, le jazz et les polyphonies qui [lui] donnent des frissons ». Elle a passé le week-end à écouter Fréhel, dont elle veut apprendre la Chanson tendre. « La musique lui tient à cœur depuis toujours. Elle est très sensible et possède une compétence qui ne demande qu'à éclore. Il faut qu'elle se fasse confiance », estime le musicien Yves Prual, qui collabore avec elle depuis vingt-cinq ans. « Michèle a compris très tôt l'importance de la musique dans le développement de l'enfant », souligne Odile Josselin, directrice éditoriale de Pastel, qui fut à ses côtés au début de l'aventure.
Au gré des rencontres
Michèle Moreau revendique d'être à la fois éditrice, réalisatrice et productrice, métiers qu'elle a appris sur le tas. « Elle a su s'entourer des bons auteurs et a construit une petite cellule au sein d'une grande maison qui lui a laissé beaucoup de liberté. Les choses se sont faites ensuite au gré des projets et des rencontres », raconte Odile Josselin. Passionnée, elle aime travailler avec une équipe différente à chaque fois, porte son attention sur la qualité du son, « coache » les conteurs ou les comédiens, s'enorgueillissant d'avoir « enregistré avec Denis Lavant, c'est pas rien ».
Depuis les cassettes des « P'tits lascars », le support a changé - livre-CD, CD, musique digitale -, et la diffusion s'est élargie (la musique représente toujours 50 % du chiffre d'affaires de la maison). « L'arrivée du CD nous a libéré du poids de la fabrication du coffret contenant la cassette », avoue-t-elle. Toujours soucieuse de se renouveler et de pousser plus loin ses expériences, elle a imaginé la collection « Mes promenades sonores » d'Agnès Chaumié, parce qu'elle voulait « des sons originaux, poétiques, ludiques qui touchent la sensibilité des tout-petits, une vraie composition musicale », explique-t-elle. Auteure, elle a écrit un véritable scénario sonore « dans lequel les sons sont mis en scène » pour la collection « Mon petit livre sonore ». Yves Prual souligne sa créativité : « Elle a beaucoup d'idées et elle fonce pour les mettre en œuvre », souligne-t-il. « Michelle est à la fois très curieuse et très déterminée. Elle ne lâche rien, et mène ses projets jusqu'au bout », confirme Odile Josselin.
Le travail, toujours en équipe, peut durer deux ans, des premiers enregistrements à l'arrivée en librairie. « Il faut avoir une vision du projet qu'on enclenche. Pour le Gershwin avec Susie Morgenstern, il fallait savoir où intercaler la musique. Avec Be Happy !, il fallait sélectionner les morceaux et apporter un complément avec le livre », commente-t-elle. Réalisatrice, elle joue avec la voix, cherche la justesse de l'intonation, du phrasé, ce qui « oblige à regarder les textes de très près ». Elle recrute les musiciens de Cesaria Evora et veille aux arrangements (Les comptines de Cajou et de Coco). Productrice, elle jongle avec les montages financiers, les engagements, les contrats.
Culture orale
Quand on lui parle du coût du livre-CD et de la disparition des lecteurs de CD, Michèle Moreau rétorque que les lecteurs de DVD ou de jeux vidéo peuvent les remplacer. « Il faut lutter contre l'absence d'effort. L'enfant peut entrer en musique avec un livre-CD car c'est un objet conçu de A à Z, qu'on ne lit pas ou qu'on n'écoute pas de façon aléatoire, mais qui a du sens », s'insurge-t-elle. Militante, elle souligne combien le livre-CD offre au lecteur une manière de s'évader et d'imaginer sa propre mise en scène. « C'est très intime et très intense quand l'enfant écoute. » Si les usages se sont diversifiés - les plateformes de streaming qui permettent une lecture nomade et autonome de la musique - et si de nouveaux outils sont encore en gestation, « nous sommes toujours fournisseurs de contenus », rappelle-t-elle.
L'éditrice a ouvert le catalogue aux albums avec le même souci : « Donner toutes mes idées pour que l'illustrateur en retienne une ». Elle regrette le temps de la rue de l'Odéon, où elle pouvait s'extasier devant le book des illustrateurs qui passaient. Elle s'est aussi lancée dans la littérature qu'elle s'était interdite, avec des auteurs qui n'avaient jamais publié comme Eric Senabre, qui a donné le coup d'envoi des romans. Avec succès : elle en publiera une vingtaine cette année. Du texte, elle retient la musicalité, l'assonance, le rythme, la justesse des expressions, l'écriture cinématographique, la couleur qu'on donne à travers la langue utilisée. « On chantait beaucoup dans ma famille. J'ai compris que ma culture littéraire était passée par la culture orale et par la musique, qui introduisent les grands thèmes de la littérature que sont la tragédie, la comédie, l'amour, la mort », confie-t-elle. Ce qu'elle recherche ? Le « encore » d'un tout-petit, qui veut qu'on lui raconte l'histoire à nouveau, un « encore » qui l'émerveille toujours.