Ça commence comme un remake du Petit Poucet. Un homme et une femme sans noms, qui se prétendent les parents du héros, le conduisent dans leur voiture jusqu’au "domaine", où ils s’empressent de l’abandonner. Mais c’est "pour son bien", et c’est "une chance" que le jeune homme ait été accepté comme apprenti dans le plus prestigieux restaurant gastronomique de la région. Tout se déroule dans une espèce de climat irréel, avec des personnages désincarnés, qui agissent un peu comme des automates, effet renforcé par l’absence de dialogues directs, remplacés par du style indirect libre, plus intériorisé. Le lecteur se situe à la fois à l’extérieur de l’histoire qu’on lui raconte, et dans la tête du garçon.
Lequel devient vite la victime d’un enfer, le souffre-douleur de toute une petite communauté perverse. Depuis le Chef, homo qui abuse de sa position, jusqu’à ses compagnons de chambrée, vulgaires et brutaux, en passant par Virge, la responsable, une véritable garce. Dès son arrivée, il constate des anomalies : ses effets personnels disparaissent, il ne se souvient plus d’avoir signé un contrat de travail. Il subit passivement, il accepte bizutages et humiliations. S’y accoutume même au fil du temps indéterminé : on ignorera toujours combien de mois, voire d’années, le garçon est demeuré au "domaine".
Assez longtemps, en tout cas, pour que tout ait dérapé. Des brimades, on passe à la torture : on le séquestre, on lui impose un collier, une muselière, attributs avec lesquels il doit servir les clients en salle. Un seul, vite neutralisé, s’indigne. Les autres, au contraire, s’en amusent, et le malheureux devient même l’attraction du restaurant !
L’histoire basculera-t-elle dans le fait divers sordide ? Non. Denis Michelis est plus subtil que cela, qui a préféré une fin plus énigmatique, plus proche de cet univers des contes dits "pour enfants", en fait d’une rare cruauté, où il a situé son roman atypique, cocktail glacial de Perrault, de Lewis Carroll, de Downton Abbey et du Prisonnier.
Jean-Claude Perrier