Avant-critique Roman

Nawal El Saadawi, "Combien de cœurs. Mémoires d'une femme docteure" (Éditions les Prouesses)

Nawal El Saadawi - Photo © David Degner/Getty Images, 2015

Nawal El Saadawi, "Combien de cœurs. Mémoires d'une femme docteure" (Éditions les Prouesses)

Le premier roman de Nawal El Saadawi, écrit à la fin des années 1950 et inédit en français, retrace la lutte d'une femme médecin contre la société patriarcale égyptienne d'alors.

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Par Marie Fouquet
Créé le 10.11.2023 à 09h00

Rages premières. « J'ai pleuré sur ma féminité avant même de savoir ce qu'elle signifiait. » Lorsque, enfant dans les années 1930 en Égypte, la narratrice de Combien de cœurs décida de couper sa lourde chevelure, la réaction de sa mère s'est traduite par des gifles. Ce geste marqua le commencement de sa rupture avec l'attitude imposée aux jeunes femmes par une société égyptienne patriarcale. La narratrice, élevée aux côtés de son frère, a très tôt perçu et vécu la différence d'éducation et de considération entre les hommes et les femmes. Cette expérience l'a d'emblée inscrite dans une forme de contestation et d'opposition à son genre et à son corps, et dans une volonté de se placer à égalité avec les hommes, de ne pas se laisser diminuer dans ses actions et ses désirs : elle voulait devenir médecin. Sauf qu'on ne se sépare jamais sans souffrances de son histoire, de son genre ou de son corps.

La première fois qu'elle a vu le corps nu d'un homme, c'était celui d'un mort qui se tenait à côté d'un cadavre féminin, sur des tables d'autopsie lors d'un cours de médecine. Cette scène originelle lui confirma l'équivalence des corps féminin et masculin. « L'homme se dépouilla peu à peu de sa superbe, de sa majesté et de son apparence puissante. » Ses premières relations amoureuses et sexuelles se construisirent avec des hommes fascinés par son parcours et son statut, qui lui promettaient le respect de sa carrière, mais qui ensuite tentèrent de la limiter. L'émerveillement qu'elle suscitait chez eux s'était transformé en désir d'étouffement, de contrôle, voire de vengeance. Cette femme et sa réussite devenaient l'objet d'une colère et d'une violence qui traduisaient chez eux une volonté de faire d'elle, enfin, cette femme « respectable » que ses parents déjà auraient voulu qu'elle soit : une femme « disponible pour [son] mari et [son] foyer ».

L'histoire de cette narratrice est celle d'une lutte, qui fait écho à celles de l'autrice Nawal El Saadawi. Elle-même médecin psychiatre - elle insiste, en introduction, sur le fait que ce texte n'est pas une autobiographie mais bien un roman -, cette écrivaine égyptienne décédée en 2021 à 89 ans a publié de nombreux ouvrages sur les femmes, la sexualité, la santé mentale ou encore la prison - elle a été incarcérée en Égypte et a connu plusieurs fois l'exil.

Nawal El Saadawi avait écrit ce premier roman alors qu'elle venait d'être diplômée de la faculté de médecine du Caire, en 1957. Parue sous forme de feuilleton dans le journal Ruz al-Yusuf, puis en livre dans une maison d'édition libanaise, l'œuvre avait été censurée. Elle est aujourd'hui publiée en France par les jeunes éditions des Prouesses, dont la ligne est de révéler au public français des écrivaines « pionnières et militantes méconnues ou oubliées ». Comme pour chacun des titres de la maison, une autrice contemporaine est invitée à écrire une postface. Pour celui-ci, la poétesse Rim Battal rend un sublime hommage à Nawal El Saadawi : « On lit ici les fossiles de nos rébellions, ces rages premières qui nous élèveront contre l'injustice fondamentale de notre prétendue infériorité. »

Nawal El Saadawi
Combien de cœurs. Mémoires d'une femme docteure
éditions Les Prouesses
Tirage: 1 500 ex.
Prix: 17 € ; 128 p.
ISBN: 9782493324047

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