L'étrange voisin. Le roman gothique est une esthétique du mystère, que nourrit un goût particulier du lugubre et de l'horreur inspirés d'un Moyen Âge censément obscurantiste. à travers sa nouvelle fiction L'abîme, Nicolas Chemla réinvente ce genre qui naît avec Le château d'Otrante (1764) -d'Horace Walpole. Un journal a été remis au narrateur par le commissaire qui avait découvert le cadavre du rédacteur du manuscrit et qui s'est lui-même suicidé. Ici, on n'a pas à faire à un château hanté en Italie mais à un immeuble Art nouveau à Paris, quoique son style soit assez freaky... « Nous sommes à quelques blocs de la gare de l'Est, dont les voies centenaires filent droit vers le plat pays des flèches tirées haut vers la rédemption [...], elles filent plus loin encore vers le pays des mages et des alchimistes [...] et il semblerait bien qu'un peu de cet esprit gothique contamine, comme un frisson, la façade si fière et digne et si respectable du 6 ter, rue de Paradis [...] » Le narrateur poursuit le tableau, avec la voix d'un esthète huysmansien 2.0, et décrit la façade du bâtiment sculptée de « scènes de sévices que seul le Dark Web aujourd'hui s'autoriserait à reproduire ».

Après avoir posé le décor, le narrateur passe le témoin du récit à cet Américain qui n'était connu de personne ni même de l'ambassade des États-Unis et dont le corps est retrouvé en état de décomposition dans son appartement. L'odeur atroce habite encore les lieux et colle aux pages qu'on tourne avidement. Tout a commencé, raconte le diariste, avec deux voisins étrangers, sans doute « sans papiers », qui l'attendent devant l'ascenseur, paniqués par des cris terrifiants. Il s'agit de la locataire d'à côté. Ils poussent la porte et que voient-ils ! Une jeune fille diaphane aux yeux révulsés, « la bave aux lèvres, qui murmurent des psaumes inversés », comme tout droit sortie d'un exorcisme. Le vieil homo américain qui vit seul avec son chat a beau vouloir oublier la scène en se perdant dans les backrooms, ça l'obnubile, l'insupportable réel se dédouble. Et l'auteur de cette confession de s'enfoncer dans le vertige de la folie et du stupre où les applications de rencontre et les messes noires du sexe l'entraînent.

Fin analyste des mœurs contemporaines doublé d'un styliste virtuose, Nicolas Chemla signe un Horla postmoderne, où il tend un miroir monstrueux de notre aliénation à l'heure d'un désir aplani par l'algorithme et sous l'injonction de l'efficience.