Certains poètes ont aussi dessiné. On pense à Henri Michaux ou à Cocteau... Avant eux, il y eut surtout Hugo. La Maison de Victor Hugo, sise place des Vosges à Paris, inaugure le 14 mars "Les arcs-en-ciel du noir", une exposition réunissant 80 dessins de l'auteur des Misérables en provenance du musée parisien et d'Hauteville House à Guernesey, ainsi que des oeuvres d'illustrateurs contemporains de l'écrivain-dessinateur. A l'occasion, bien mieux qu'un catalogue, paraît chez Gallimard dans la collection "Art et artistes" un essai illustré signé Annie Lebrun. On goûte avec délices les camaïeux d'ombres à la plume et au lavis d'encre, parfois rehaussés de gouache : mélancolique Vieux bourg dans l'orage (1837) ; Ecce lex (1854), sinistre silhouette de pendu se découpant dans un ciel crépusculaire ; vague déferlant avec fureur lyriquement intitulée Ma destinée (1857)... Si belles soient les oeuvres reproduites, l'ouvrage qui porte le titre de l'exposition ne constitue pas pour autant le commentaire de celles-ci. Si l'oeil se délecte, l'ouïe n'est pas en reste, et l'on sait gré à Annie Lebrun de nous faire réentendre la musique des mots du poète.
La noirceur chez Hugo n'est pas le noir d'un mal circonscrit et qu'on opposerait au blanc du Bien, rien à voir avec le manichéisme auquel on tend parfois à le réduire. "La tension entre les contraires lui importe bien davantage, analyse l'auteure de Du trop de réalité (Stock, 2000), ne serait-ce que par la hauteur qu'elle exige pour faire surgir cette lumière d'intensité sans laquelle il ne peut vivre ni penser." C'est que le noir a ses nuances, ses "arcs-en-ciel", il est diffus comme l'ombre et gît, tapi dans les replis de l'âme, tel un désir qui sommeille. Annie Lebrun tire Hugo du côté de Sade et montre que ce désir-là, propre au sensible et affleurant toute chose, revêt dès les débuts de Victor Hugo le masque de la monstruosité ou de la folie : Bug-Jargal, son premier livre, "roman de l'ambivalence de l'excès" sur un esclave insurgé épris d'une Blanche, ou Han d'Islande, autre roman de jeunesse dont le héros éponyme est un bandit sanguinaire. Aussi n'y a-t-il pas vice d'un côté et vertu de l'autre, mais jeu constant entre l'ombre et la lumière. "Lumière d'intensité qui va de pair avec une érotisation du monde que celui-ci vit plus que tout autre, mais qu'il ne parviendra jamais à reconnaître comme telle, peut-être parce qu'intuitivement il la sait indissociable de son ombre portée, de la nuit où elle ramène toujours."
Cette "faculté souveraine de voir les deux côtés des choses" force l'admiration d'Hugo pour Shakespeare auquel il consacre un essai. N'est-ce pas le dramaturge anglais qui rappelle que "nous n'avons que le choix du noir" ? Hugo, quant à lui, se fera jusqu'à la fin le truchement de l'équivoque du coeur des hommes : "Moi qu'on nomme le poëte/Je suis dans la nuit muette/L'escalier mystérieux ;/Je suis l'escalier Ténèbres ;/Dans mes spirales funèbres/L'ombre ouvre ses vagues yeux."