On a d’abord vu en Manu Larcenet un dessinateur de bande dessinée humoristique plus ou moins grinçante (les "aventures rocambolesques" de Robin des Bois, Vincent Van Gogh ou Sigmund Freud ; Les cosmonautes du futur avec Lewis Trondheim, Nic Oumouk, Chez Francisque avec Yan Lindingre, entre autres), ou mélancolique (Le retour à la terre avec Jean-Yves Ferri). Mais il s’est révélé dans l’autofiction introspective (Le combat ordinaire) et ne cesse, depuis, de brouiller les pistes. Dans Blast, pour lequel il a adopté le noir et blanc et transformé son trait, il a reconstitué sur quelque 800 pages la dérive d’un SDF obèse, aux lisières de la folie. En adaptant, toujours en noir et blanc, Le rapport de Brodeck de Philippe Claudel, multiprimé par le Goncourt des Lycéens 2007, le prix des Libraires du Québec (2008) et le prix des Lecteurs du Livre de poche (2009), il se remet une nouvelle fois radicalement en question.
Orphelin, élevé par une vieille femme dans un village de montagne proche de la frontière allemande, Brodeck est une sorte de garde forestier. Probablement dénoncé par les villageois, il a été déporté pendant la guerre dans un camp où il a subi les pires humiliations, mais dont il est revenu vivant. Entre-temps, sa femme, Emelia, a été agressée et violée et en a perdu la raison. C’est dans ce contexte que les villageois, qui ont collectivement exécuté un mystérieux étranger désigné comme "der Anderer" (l’autre), font appel à Brodeck pour rédiger un rapport sur l’événement, par lequel il est censé les disculper.
Sans cesse sous pression, menacé par les uns et les autres, Brodeck entame la rédaction du rapport tout en rédigeant parallèlement son propre journal, faisant peu à peu ressortir la xénophobie, les horreurs, les trahisons, les lâchetés. "Je suis le seul innocent parmi tous. Le seul… […] C’est, en somme, très proche d’être le seul coupable parmi les innocents", écrit-il, traçant la voie étroite dans laquelle il doit frayer son chemin, entouré d’une hostilité grandissante.
Manu Larcenet tire le récit, qui sera déployé en deux volumes, vers son versant le plus sombre et le plus dostoïevskien. Il utilise, hormis la couverture, un format à l’italienne pour donner plus d’ampleur à ses contrastes, étirer le silence des forêts et des montagnes enneigées où Brodeck porte sa croix, ou bien au contraire décomposer ses séquences parfois saturées de noir et de blanc pour composer un jeu d’ombres chinoises. Plus réaliste que jamais, son dessin s’inspire cette fois de celui d’auteurs américains des années 1930 à 1950, tel Milton Caniff, pour représenter des villageois aux trognes de moujiks butés, dont l’âme noire exsude par tous les pores. Fabrice Piault