Voici sans aucun doute un événement éditorial majeur : le début de la publication de la correspondance de Samuel Beckett (1906-1989), résultat d’une entreprise inouïe, initiée dès 1985, du vivant de l’écrivain, avec son appui et sa totale collaboration. Non seulement Beckett a adoubé le projet, aidé à son montage, mais il y a collaboré, communiquant notamment à l’équipe d’universitaires responsables (de véritables moines copistes) un grand nombre de renseignements et de précisions, comme les coordonnées de ses correspondants, avec lesquels (ou avec leurs descendants) les éditeurs ont pu s’entretenir. C’est dire l’importance que l’écrivain accordait à sa correspondance, attitude a priori inattendue chez un homme qui passa pour un apôtre du minimalisme, du dépouillement, de la discrétion.
Or, durant soixante ans, Beckett a écrit au moins 15 000 lettres, personnellement et avec soin. Une activité quotidienne et accaparante, au détriment même, penseraient certains, de son travail d’écrivain. Mais, en cela, il appartenait pleinement à cette génération des grands écrivains du XXe siècle, les Proust, Gide, Claudel…, pour qui l’activité épistolaire était un devoir, un art, voire une partie de leur œuvre même, et non négligeable. Tout cela, à cause de l’évolution technologique, est quasi terminé aujourd’hui : les historiens de la littérature ne peuvent que le déplorer.
Mais Beckett avait posé une condition sine qua non à son accord : ne devaient être publiées que ses lettres "en rapport avec son œuvre". Clause qui compliqua singulièrement la tâche des éditeurs (entre la vie et l’œuvre d’un écrivain, les frontières sont particulièrement poreuses), alors que Beckett était encore en vie, mais plus encore après sa mort, lorsqu’ils eurent à traiter avec ses ayants droit et avec son exécuteur testamentaire, Jérôme Lindon, patron des éditions de Minuit son éditeur historique. Lequel, par exemple, restreignait l’acception d’"œuvre" à "œuvre publiée". Vingt ans de négociations ont été nécessaires entre le moment où l’idée a été lancée et la signature du contrat définitif, en 2005. Heureusement, durant tout ce temps, les fourmis universitaires continuaient de travailler. C’est grâce à une somme de bonnes volontés et à une véritable internationale beckettienne que ce grand chantier, qui se veut "une édition savante de référence", a pu être mené à bien. Une prouesse, donc, compliquée encore par des problèmes spécifiques à cet auteur : son écriture "illisible", son polyglottisme…
On ne lira pas une correspondance intégrale, laquelle aurait nécessité vingt volumes ! Mais un choix de Lettres, 2 500 in extenso plus 5 000 citées dans les notes, classées chronologiquement : tome I, 1929-1940, tome II, 1941-1956, tome III, 1957-1969 - l’année du prix Nobel de Beckett, qui décupla encore le volume de son courrier ! -, tome IV, 1970-1989. On y suit tout son parcours, depuis sa jeunesse vagabonde jusqu’à son installation définitive à Paris en 1938, depuis ses premiers essais littéraires en anglais (Dante… Bruno. Vico… Joyce, 1929) jusqu’à ce qu’il se mette à écrire en français, à partir de 1945, depuis ses doutes sur sa vocation jusqu’à la gloire internationale.
Un sacré destin, jalonné de milliers de Lettres. La parution du tome II est prévue chez Gallimard fin 2015.
Jean-Claude Perrier