Livres Hebdo - Dans quel état d’esprit êtes-vous à la veille de la parution de ce nouveau roman ?
Olivier Adam - Je suis toujours très angoissé au moment de la publication. Paradoxalement, le fait que depuis quatre ou cinq livres l’accueil est de plus en plus chaleureux ne me rassure pas. J’ai toujours peur que ça décroche, que ça ne plaise plus aux lecteurs, aux libraires, aux critiques, et que ce soit le livre de trop. Quand j’écris des romans comme A l’abri de rien ou Les lisières qui mettent en avant un propos sociologique, social ou politique, je sais que cela entraîne des rentrées assez chargées et électriques car ces textes suscitent des débats et des agacements. Cette fois-ci, j’ai l’impression de revenir avec un livre qui, dans son soubassement, est tout aussi social et politique, mais qui constitue avant tout une proposition romanesque, sans arrière-propos. Je suis donc aussi assez serein car il ne devrait pas y avoir trop de malentendus.
Au moment de la parution des Lisières, vous avez effectivement affronté pas mal de critiques, et votre rentrée 2012 a été assez tendue. Cet accueil a-t-il eu des répercussions sur l’écriture de ce livre ?
Non, cette réception n’a rien influencé. A la limite, ça a eu plus de conséquences sur ma sphère privée. Je me suis dit que c’était bien de foutre la paix à tout le monde le temps d’un livre, que je pouvais être un peu charitable. Au moins une fois tous les deux ou trois livres. J’ai bien affirmé qu’il fallait écrire des livres en n’ayant d’égards pour personne, mais je ne peux pas toujours n’appliquer ce principe que vis-à-vis des mêmes personnes. D’ailleurs mes parents ont beaucoup aimé celui-là ! Cependant, il y a quand même dans Peine perdue un clin d’œil aux critiques qui m’ont été faites à la parution des Lisières : l’un des personnages se qualifie par exemple de "Ouin-Ouin au pays du divorce", ce qui était le titre d’un article de Frédéric Beigbeder.
Qu’écrit-on après s’être mis à nu comme vous l’avez fait dans Les lisières ?
Je ne pouvais pas refaire cette mise en jeu de soi telle qu’elle était travaillée dans Les lisières. Je n’en pouvais plus de moi, je n’avais pas envie de continuer à compagnonner avec moi-même pendant les deux ans de l’écriture et ensuite le temps de la promotion du livre. En même temps, je ne voulais pas revenir avec quelque chose de moins ambitieux, qui dise moins sur le pays, nos vies, la société mais aussi sur l’intime. La grande difficulté à laquelle je me suis heurté a été d’abandonner la première personne, de me mettre hors jeu du livre. C’est la première fois depuis Je vais bien, ne t’en fais pas. Je pensais souvent à ces écrivains qui se donnent entièrement dans l’autofiction et qui ne peuvent plus revenir à la fiction car ils ont la sensation que plus rien ne brûle, qui ont l’impression de construire au lieu de livrer quelque chose. Cette position a créé un sentiment très déstabilisant, car j’ai cru à un moment que j’avais perdu la nécessité et l’engagement indispensables. Pendant cinq ou six mois, je n’ai pas pu écrire une ligne. J’ai dû me forcer pour trouver et comprendre ma place dans ce texte, pour me mettre dans la position du scribe d’une communauté.
Comment est-ce que cela s’est débloqué ?
Je me suis fixé un cahier des charges : donner la parole à une vingtaine de personnages et réunir trois niveaux. D’abord écrire des choses très intimes sur ce qu’on fait de nos vies, ce qui nous lie les uns aux autres, la filiation… Ensuite, donner à voir une multiplicité de personnages, non sous la forme d’un roman choral classique avec des destins entrecroisés, mais comme une ronde. Enfin, que ces deux ambitions, l’intime et la machinerie narrative, servent un propos, celui de donner la parole avant tout à ce côté de la barrière où on a le sentiment qu’on n’a pas de prise sur sa vie, que c’est peine perdue. Mais comme souvent, au départ, j’avais trois ou quatre projets qui finalement se retrouvent tous dans le livre final. Et parmi ceux-là, je comptais raconter l’histoire d’une équipe de foot amateur. Un roman où on ne parlerait quasiment pas de foot mais de la vie des joueurs : un pompier, un chômeur, un manutentionnaire au Brico… Parallèlement, j’avais l’idée d’un grand roman choral qui se passerait dans le Sud et que j’ai failli abandonner quand j’ai vu que Jacques Audiard avait choisi d’adapter De rouille et d’os en le transposant pour son film à 70 km de l’endroit où se passe mon roman. C’était très perturbant, car tout ce que j’avais en tête pour le livre se retrouvait à l’écran : le camping, les règlements de comptes, les coups de batte de base-ball. Mes livres partent toujours d’un lieu. Quand j’ai le lieu, qui donne la musique, la lumière, j’ai le livre. Et tout lieu est aussi par définition une communauté et donc un échantillon plausible, même s’il est partiel et partial, de la société.
Une fois le projet resserré, comment avez-vous travaillé la construction de ce roman ?
Je ne fais jamais de plan, je ne prends jamais de notes. Même Je vais bien, ne t’en fais pas, qui a en apparence une architecture scénaristique assez huilée, je l’ai écrit au fil, sans connaître à l’avance le dénouement. Pour Peine perdue, je suis parti avec les trois premiers chapitres et les personnages seulement caractérisés par un prénom, un métier, un fait. Multiplier les personnages devait avoir un sens, ne pas être juste un exercice. Je suis gêné en ce moment par tous ces débats sur la notion d’identité : je voulais acter en livre ce que cela peut vouloir dire pour un romancier de faire ce choix non pas d’un seul personnage avatar, mais d’être présent dans vingt-trois. Car tous puisent en moi, disent des choses de moi. Ils sont tous des masques que je prends. D’ailleurs, au fond, ce livre est étrangement plus personnel et intime que Les lisières qui passait toute la société au tamis d’une notion, celle des lisières. Ici, je peux être par exemple le type qui lit des romans américains et se fait chambrer par les autres. Je peux avoir tel discours sur la société française et en même temps être celui qui connaît André Manoukian de la "Nouvelle star"… C’est une façon de dire à travers ces personnages l’incroyable volatilité, volubilité de nos identités.
Le style de Peine perdue est beaucoup plus sec, comme pour des nouvelles.
Ce n’est pas un recueil de nouvelles, même si ça emprunte beaucoup à ce genre. Mais j’avais aussi envie de jouer avec le roman noir, ce que je n’avais jamais fait. En le désossant totalement de ses codes, car je suis allergique à ces conventions. Je cherchais plutôt du côté de la forme de romans noirs que je lis et que j’aime, comme les textes de Larry Brown ou de Craig Davidson, ceux que l’on retrouve dans la collection "Terres d’Amérique" de Francis Geffard, chez Gallmeister, dans feu "La noire" chez Gallimard qui accueillait Chris Offutt et Simona Vinci ou que Marie-Pierre Gracedieu a pu apporter dans la "Cosmopolite noire" quand elle était chez Stock.
On trouve aussi plusieurs références à la série télévisée…
Effectivement, il y a un clin d’œil à Friday night lights, une série qui se passe dans le milieu du football américain dans une ville du Texas, qui m’a beaucoup inspiré car elle repose sur le même principe que le livre, à savoir décrire une communauté dans ses aspects politiques, sociaux, intimes en passant d’un personnage à l’autre. Cela devient un cliché de le dire, mais la série télévisée modifie les codes de la narration. Certains prétendent qu’il faut du coup abandonner le roman pour écrire des séries, parce que c’est là que serait le grand récit d’aujourd’hui. Je ne suis pas d’accord. Par rapport à la série américaine, le roman a une plasticité démente et l’on peut reprendre pour le compte de la littérature certaines choses qu’a libérées l’écriture télévisuelle. De plus, on peut se permettre beaucoup plus de choses dans le roman, comme ouvrir un texte par un personnage et faire se succéder 21 autres. Dans En analyse, Treme, The Wire ou Friday night lights, les personnages réapparaissent tous les cinq ou six épisodes. Cela dit, quand Philippe Lioret, avec qui je travaille actuellement sur l’adaptation des Lisières, a lu Peine perdue, il a tout de suite pensé à aller frapper à la porte de Canal+ ou d’Arte pour leur proposer la série !
Votre personnage principal est un footballeur d’une équipe locale. Le sport est souvent présent dans vos romans…
Oui, il y avait un boxeur dans Poids léger, la boxe est encore là dans Peine perdue. Le foot m’intéresse car je cherche quelque chose de physique dans mes livres, et le sport en général permet pour mes personnages d’incarner beaucoup de rêves enfuis. Combien de gamins se sont dit à un moment donné qu’ils pouvaient devenir footballeurs professionnels ! C’est un peu comme imaginer de devenir chanteur en tentant le casting de la "Nouvelle star" ou cuisinier en se faisant repérer par "Top chef" : un système d’ascension sociale où l’on tente sa chance de façon individuelle, par le sport ou la télévision, qui entretient l’illusion que l’on peut échapper au déclassement, à la reproduction.
Vous avez suivi votre éditrice Alix Penent de L’Olivier chez Flammarion. Est-ce que travailler aussi longtemps avec la même personne ne crée pas à un moment un confort piégeant ?
Je n’aime pas la déstabilisation. J’ai déjà l’impression d’être en permanence dans une zone d’inconfort tellement immense que je n’ai jamais eu besoin d’être en insécurité dans l’accompagnement. J’ai besoin de ne pas avoir à épater quelqu’un. Je ne cherche pas un professeur qui m’écrase. Je suis vite complexé intellectuellement. Me faire regarder où je marche est inhibant. Pour que je puisse me lâcher, il me faut un regard professionnel, en l’occurrence celui d’une éditrice qui a une science du texte exceptionnelle, mais une bienveillance, aussi. C’est comme un ami qui à la fois vous connaît et accepte tout de vous mais qui peut aussi tout vous dire, sans politesse.
Il y a encore dans ce dernier roman un personnage d’écrivain…
Je voulais que l’on voie dans cette communauté tout cet aréopage de saisonniers précaires mais aussi les retraités, certains bourgeois qui possèdent les mini-villas en surplomb de la baie et ces écrivains qui, comme j’ai pu le faire, se retirent hors saison pour écrire dans des stations balnéaires. Ça m’intéressait d’aborder la question de ce que signifie ce type de retrait géographique pour un écrivain qui est déjà dans le retrait de l’écriture. Mais j’ai beaucoup coupé dans cette partie. J’avais de longs passages sur le milieu du livre, la réception des romans… Ça ne rentrait pas dans la logique du livre.
Vous n’avez pas gardé ces passages pour un prochain roman ?
Non, je n’ai jamais rien dans les tiroirs. J’ai mes onze livres, les nouvelles parues dans les recueils collectifs et c’est tout. Je jette tout. Je n’ai qu’un exemplaire du livre fini. Je ne garde rien, aucun brouillon, aucune trace. J’efface les fichiers de l’ordinateur dès le livre paru. Et même au cours de l’écriture, lorsque j’enlève un chapitre entier, celui qui est forcément tellement bien mais qui n’a pas sa place dans le livre, je le mets dans la corbeille, je vide la corbeille et c’est fini. <
"Peine perdue" : 22 personnages désemparés
On dirait le Sud. C’est un endroit qui ressemble à la Lousiane, à l’Italie… Sur la carte, le décor a l’air hospitalier. Fausse promesse du paysage. Si Olivier Adam a quitté les rivages tempétueux du nord-ouest de la France et les falaises du Japon, la Côte d’Azur hors saison, théâtre de Peine perdue, n’est pas une Riviera de bougainvilliers et de lauriers-roses. Mais un Var de camping et de restaurant de plage désertés qui ressemble plutôt à une Californie du pauvre. Le soleil ne réchauffe rien. Même la placide Méditerranée peut se révéler violente sous l’effet d’un dramatique coup de vent.
Entre Short cuts et La misère du monde (Carver et Bourdieu, deux idoles avouées de l’auteur), Olivier Adam chorégraphie un roman noir en forme de danse de groupe qui isole et lie les solos de 21 personnages autour d’Antoine qui ouvre et ferme le récit. "Inflammable" et plein de nuit, sanguin dépressif, c’est une figure virile familière des livres d’Olivier Adam, de ces hommes en qui souffrent encore le petit garçon blessé, l’adolescent dont il ne reste de la sève vitale qu’une colère chaotique, à la fois compagnon délaissé, père frustré, frère manquant, ami faillible : une famille d’hommes sur le banc de touche, mis hors jeu. Antoine, la trentaine passée, ancien mécanicien viré par son patron, quitté par la mère de son fils, contraint de repeindre des caravanes dans le camping du louche Perez, est en mauvaise posture. Alors que l’équipe de foot amateur locale s’apprête à jouer à Nantes la demi-finale de la Coupe de France, cet ancien espoir vient d’être privé de match pour avoir cassé le nez d’un adversaire. A son tour agressé, le voilà à l’hôpital, dans le coma, salement amoché. Par qui ? Pourquoi ? C’est l’un des fils possibles, celui du polar, même si ce qui occupe le romancier est, ici encore, de mettre dans la lumière, dans une double dimension psychologique et sociologique, ces relégués de la grande compétition, pour qui les choses sont "irrattrapables". Et quant à ceux qui semblent s’en être mieux tirés (Laure, l’interne de l’hôpital, Anouck, l’écrivaine retirée, Eric le coach, le vieux couple de retraités…), ils sont eux aussi lestés de peines sans remise, impossibles à mutualiser.
Pour tresser ces liens sur fond de solitude, de défaites aussi sociales que sentimentales, Olivier Adam a fragmenté son récit, renouant en partie avec la forme de son premier, unique et mémorable recueil de nouvelles, Passer l’hiver. C’est écrit plus à l’os, plus compact, plus percutant. Et l’empathie inaltérée de l’écrivain pour ses personnages, qui explique la ferveur fidèle de ses nombreux lecteurs, devrait une nouvelle fois toucher au cœur. Véronique Rossignol
Peine perdue, Olivier Adam, Flammarion, 416 p., 21,50 euros, ISBN : 978-2-08-131421-4, parution le 20 août.