Des vies minuscules dans les grands espaces, des audacieux qui ont moins marqué l'histoire que marché avec elle, des ombres qui ont fini par s'effacer devant une mythologie conquérante. C'est bien ce phénomène que l'on observe dans le beau travail de Gilles Havard. D'autant qu'il fait voir l'invisible, ce qui n'existe plus mais qui nous parle encore. En l'occurrence, il s'agit de la trace de la France en Amérique. Nulle nostalgie dans son dessein. Il a simplement gratté les épaisseurs du temps pour révéler quelques couches profondes.
Ces « vestiges d'un continent francophone », il les révèle à travers dix portraits d'aventuriers qui ont cohabité avec les Amérindiens dans le Nouveau Monde entre le XVIe et le XIXe siècle. Ils sont collecteurs de peaux, trappeurs, coureurs de bois. Certains ont consigné leur voyage. C'est le cas de Pierre-Esprit Radisson, Parisien à la vie picaresque qui finira gentleman londonien après avoir commercé avec les Iroquois et décrit les rituels du cœur et du scalp prélevés chez les ennemis. Nous rencontrons aussi le Bourguignon Nicolas Perrot, qui devient « seigneur de la Rivière-du-Loup » dans le haut Mississippi, ou Jean-Baptiste Truteau dans le Missouri. Ceux-là ont laissé des écrits. Pour les autres, Gilles Havard a recherché. Il a pris lui-même des photographies de certains lieux, il a retrouvé des documents, il a reconstitué les cartes de leurs déplacements. Son enquête, fascinante, se dévore comme un roman avec des personnages conradiens sortis du cœur des ténèbres, comme Etienne Brûlé, qui, à 15 ans, quitte Honfleur pour l'Amérique en 1608, ou Toussaint Charbonneau, qui épouse une squaw chez les Gros Ventres.
Gilles Havard révèle cette Amérique franco-indienne de la marge, « occultée par le récit héroïque et prédéterminé de la conquête de l'Ouest ». Cette histoire de cohabitation et de métissage dans cette Amérique des coureurs de bois s'articule comme une sorte de contre-histoire de la colonisation où, les textes le montrent, les Européens doivent s'adapter aux usages des Indiens et non l'inverse. Ces oubliés ont traversé cet immense territoire sans jamais y poser de clôture, sans marquer leur place, comme des chevaux fous, donc sans utilité pour l'image du colonisateur apportant la civilisation à des populations frustes. En plus, ces voyageurs étaient francophones. Or les colons téméraires ne pouvaient être qu'anglophones, pas des traîne-savates parlant la langue de Molière.
Dans ce livre, l'auteur avec Cécile Vidal de l'Histoire de l'Amérique française(Flammarion, 2003, 14 000 exemplaire vendus selon GFK) et d'Histoires des coureurs de bois(Les Indes savantes, 2016) poursuit son travail d'exploration d'un monde oublié et redonne de l'épaisseur à cette ombre française en Amérique.
L’Amérique fantôme. Les aventuriers francophones du nouveau monde
Flammarion
Tirage: 6 000 ex.
Prix: 26 euros ; 640 p.
ISBN: 9782082105163