L’histoire du recueil est à elle seule un roman, et un épisode fondateur de la geste rimbaldienne. Comment une mince plaquette d’une trentaine de pages de poèmes en prose, imprimée pour un jeune poète de 19 ans impécunieux, et jamais diffusée, a révolutionné la littérature. La collection "Poésie / Gallimard" publie le texte, exactement conforme à la mise en page d’origine - et non à l’édition que, Rimbaud disparu à Harar, son ami inconsolable Paul Verlaine (1844-1896) en a donnée postérieurement -, préfacée par Yannick Haenel, postfacée par Grégoire Beurier et enrichie de quelques fac-similés des rares brouillons des poèmes qui nous soient parvenus, conservés à la BnF.
Pour porter cet hommage, l’incarner, qui mieux que Patti Smith (née en 1946), autrice-compositrice-interprète rescapée du swinging New York, de la Factory et des seventies, aujourd’hui presque plus connue, notamment en France, pour son œuvre littéraire et photographique, depuis le superbe Just Kids (National Book Award 2010, publié en français d’abord chez Denoël, puis, illustré, chez Gallimard), qui raconte sa relation fusionnelle avec le photographe Robert Mapplethorpe (1946-1989), que pour ses treize albums, à l’exception du sublime Horses (1975).
Passion mystique
La grande dame, qui a découvert Arthur Rimbaud à l’âge de seize ans, nourrit depuis pour lui une véritable passion, laquelle a débordé sur la France, et sur Paris, où elle vient fréquemment, et qu’elle aime d’amour. Elle comprend et parle d’ailleurs passablement notre langue, et on peut la trouver souvent, le matin, à une table du Café de Flore, écrivant, face à un café noir et une omelette. Patti Smith, qui, à vingt ans, rêvait d’être publiée chez Gallimard, s’assied aujourd’hui quand elle veut dans le jardin du 5, rue Gaston-Gallimard, « pour boire un café avec les fantômes de Camus, Sartre et Simone de Beauvoir ». Vouant à Rimbaud une sorte de passion mystique, elle s’est souvent rendue à Charleville, sa ville natale, avec son cimetière où il est enterré, et, dans les environs, à Chuffilly-Roche, la ferme de la famille, repaire de la mère toute-puissante, aimée et haïe, Vitalie. La maison a été bombardée durant la guerre de 14-18, puis reconstruite sur le même emplacement, à l’identique. Patti Smith en est propriétaire depuis 2017.
Autre marque de son attachement fétichiste, elle s’est dite très émue d’avoir entre les mains le petit revolver Lefaucheux 7 mm avec lequel Verlaine, fou de jalousie, a tiré par deux fois sur Rimbaud, à Bruxelles, le 10 juillet 1873. L’artiste ne l’a pas acheté (il a été vendu chez Christie’s en 2016, plus de 300 000 euros), mais en a réalisé une sérigraphie « warholienne », qui orne les exemplaires de tête (134 en tout, signés de sa main), de sa version « enrichie » d’Une saison en enfer, sous forme d’un album grand format dans « La blanche ». Intitulé Une saison en enfer 1873, on y trouve bien sûr les poèmes du recueil, ainsi que d’autres, choisis par elle, entremêlés de dessins et photographies de Patti Smith, et de textes d’elle, poèmes et proses, comme autant de jalons du parcours terrestre de Rimbaud, et de la relation unique qu’elle entretient avec lui. « J’ai été fidèle, écrit-elle, toujours mes pas dans les siens, compagne invisible ». Le résultat est magnifique.
Les tombes et les vivants
Enfin, Patti Smith publie simultanément, toujours chez Gallimard, Un livre de jours, création spéciale pour ses lecteurs français à qui elle le dédie, un petit album compact comprenant 366 photos légendées (une par jour, année bissextile prévue), où l’on retrouve tout son univers : ses chers disparus, mari, père, frère, son environnement familier, son bureau, ses objets fétiches, mais aussi des clichés amoureux de ses enfants, Jesse Paris Smith, sa fille, « indépendante et mystique », et son fils, Jackson Frederick Smith, « le protecteur de la famille ». Il y a beaucoup de cimetières et de tombes (Nerval, Raphaël, Baudelaire, Genet, Artaud, Pasolini…), mais aussi des vivants, de Yoko Ono à Greta Thunberg (née un 3 janvier), et Rimbaud, bien sûr, forever : à la date du 16 août, elle montre son exemplaire d’Une saison en enfer, « truffé » d’une carte de visite de Rimbaud, de passage à Milan, précisant fièrement qu’il « n’(en) existe que trois exemplaires ».
Afin de compléter ce dispositif, une exposition de photographies, écrits et dessins de Patti Smith se tient à la Galerie Gallimard, 30/32 rue de l’Université, jusqu’au 7 octobre. L'artiste est aussi censée donner un récital / lecture / performance au Théâtre de l’Odéon, le 2 octobre.
Elle y lira certainement du Rimbaud.
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Arthur Rimbaud, Une saison en enfer, Poésie / Gallimard, 96 p., 5,90 E, Arthur Rimbaud, Une saison en enfer 1873 et autres poèmes / Patti Smith, Photographies, écrits, dessins, Gallimard, 176 p., 45 E, Patti Smith, Un livre de jours, traduit de l’américain par Claire Desserrey, Gallimard, 400 p., 26,50 E, mise en vente le 28 septembre.