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Petits arrangements avec la crise

Petits arrangements avec la crise

On les entend peu, leur poids économique est faible, mais les petits éditeurs indépendants sont frappés la crise. Dans un contexte de plus en plus tendu, ils tentent de trouver de nouveaux débouchés, sans renoncer à leur allié traditionnel, le libraire.

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Par Catherine Andreucci
avec Créé le 03.10.2014 à 14h05

"Je travaille en dépôt, pour ne pas imposer aux libraires de mobiliser leur trésorerie. En ce moment, ils me paient à 120 jours, plutôt qu'à 60 ou 90, parfois un an pour certains..." JEAN-LUC D'ASCIANO, L'OEIL D'OR- Photo OLIVIER DION

La crise, quelle crise ? Etre indépendant, c'est vivre en crise et être toujours sur le fil... » Au-delà de l'ironie de Marc Wiltz, fondateur de Magellan & Cie, la réalité des petits éditeurs indépendants est bien celle qu'il décrit. Mais ces temps-ci, leur économie déjà fragile est malmenée par les perturbations durables sur le marché du livre. Ils n'échappent pas aux mutations technologiques ni aux modifications des habitudes de lecture. Surtout, la baisse du pouvoir d'achat et le manque de fréquentation qui pénalisent les librairies les affectent par ricochet. "On a beau déployer tous les efforts possibles, bénéficier des coups de coeur des libraires, quand il n'y a pas grand-monde en librairie, c'est un souci", résume Marc Torralba, à la tête des éditions du Castor astral.

Poids symbolique

Car la librairie, surtout indépendante, est le débouché naturel de ces éditeurs souvent très professionnels, qui publient des livres de qualité , avec un chiffre d'affaires inférieur à un million d'euros. En retour, ils sont la garantie de l' image de marque des libraires, avec un poids symbolique inversement proportionnel au chiffre d'affaires qu'ils dégagent. Or, rappelle Serge Ewenczyk, le fondateur de Çà et là, "si les libraires font défaut, l'effet domino sera très rapide. Nous sommes obligés d'espérer qu'une partie de la crise est conjoncturelle et que nous allons récupérer une partie de nos lecteurs et de nos ventes. Mais ça remet en cause tout le modèle économique. A moins d'être dans la fuite en avant et d'augmenter la production tous les six mois, on ne peut pas durer longtemps comme ça. »

Des retours en augmentation, des mises en place qui se réduisent, des imprimeurs qui demandent à être payés plus tôt, des libraires qui paient plus tard... Ce n'est pas le naufrage général, mais tous accusent le coup, à des degrés divers. Ceux qui ont un diffuseur-distributeur bénéficient d'un premier bouclier dans la tempête, tout comme ceux qui pratiquent une gestion rigoureuse. Les plus spécialisés, surtout dans un secteur porteur, parviennet à tirer leur épingle du jeu.

Pourtant, des tensions se font jour. "On ne vend pas moins de livres, mais la relation générale entre les différents intervenants s'est durcie, avec des confusions sur qui est ami ou ennemi », relève Jean-Luc d'Asciano, fondateur de L'?il d'or, qui diffuse et distribue aussi six autres maisons. "Je travaille en dépôt, pour ne pas imposer aux libraires de mobiliser leur trésorerie. En ce moment, ils me paient à 120 jours, plutôt qu'à 60 ou 90, parfois un an pour certains... » Conséquence : "C'est la première fois, en douze ans d'édition, que je dois retarder des parutions car j'ai trop d'argent dehors. Or je ne lance l'impression d'un livre que lorsque j'ai l'argent pour payer. »

TVA

En temps de crise, la loi qui veut que les plus gros clients soient payés avant les petits s'accentue, et met les nerfs à vif. Le communiqué du Syndicat de la librairie française, au début d'avril, déplorant que les "éditeurs de petite taille » n'aient pas augmenté leurs prix après la hausse de la TVA a été mal perçu. D'abord parce que nombre d'entre eux ont effectivement augmenté leurs prix, surtout quand ils avaient un diffuseur qui les a incités à le faire. Ensuite parce qu'ils ont eu le sentiment de se voir soudain crédités d'un poids économique très éloigné de la réalité.

Ils sont pourtant bien conscients de la situation compliquée des libraires, et pour certains, c'est le mode de commercialisation du livre qui est en bout de course. "Je comprends qu'un libraire ne prenne pas mes livres, mais j'ai envie que son choix soit un vrai choix, et pas une nécessité résultant des offices, plaide Jean-Luc d'Asciano. Aujourd'hui, les libraires sont les banquiers des grands éditeurs, et les petits éditeurs sont leur ajustement comptable. » Le noyau dur des libraires qui les défendent contre vents et marées est toujours là. Mais, pointe Frédéric Martin, "nous sommes tous en train de sursolliciter les libraires, qui n'en peuvent plus ! ». Partagés entre la volonté de ne pas renoncer à un réseau auquel ils se sentent liés et la nécessité d'inventer de nouvelles façons de vendre, ils ne baissent pas les armes et tentent d'ouvrir de nouveaux fronts. "On ne peut plus se reposer uniquement sur les intermédiaires classiques. Il faut aussi descendre nous-mêmes dans la fosse », estime Josée Guellil, de L'Atelier In8, qui mise sur le réseau de lecture publique et propose "La boîte à nouvelles", une exposition multisupport et interactive autour de la nouvelle.

"Contourner la librairie"

Pour certains, qui voient Amazon prendre une part considérable dans leur chiffre d'affaires (souvent autour de 20 %, parfois jusqu'à 50 %), la tentation est grande de s'éloigner du réseau de librairie générale. David Meulemans, fondateur d'Aux forges de Vulcain, a commencé à publier en 2008. Hébergé dans le Labo de l'édition de la Mairie de Paris pour un projet de logiciel d'écriture, il estime que "pour les nouveaux entrants, il peut être tentant de contourner la librairie. C'est triste, mais le modèle n'est pas satisfaisant économiquement ». Il reconnaît toutefois que sans les libraires, il ne pourra pas dépasser les 1 000 ou 1 500 exemplaires de vente.

Le tabou de la vente directe a sauté. Ils sont de plus en plus nombreux à ouvrir un espace de vente sur leur propre site Internet. Jean-Luc d'Asciano, qui boycotte Amazon, y songe : "Mais la vente en ligne ne compensera en aucune manière la fermeture d'une bonne librairie. C'est là que nous sentons la crise : nos libraires de référence partent à la retraite, et ne sont pas remplacés. Ceux qui restent sont coincés par des impératifs économiques qui les écrasent. »

Les salons du livre sont aussi un moyen de s'assurer une marge plus importante et de la trésorerie immédiate, et d'entrer en contact avec les lecteurs. Magellan & Cie, Elytis, Géorama, Transboréal et Ginkgo l'ont bien compris et viennent de créer l'Union des éditeurs de voyage indépendants pour renforcer leur présence commune. Le succès de la Librairie éphémère de la halle Saint-Pierre ou le salon L'Autre Livre à Paris prouvent aux éditeurs indépendants qu'il existe un public pour leurs ouvrages. Chez Attila, Frédéric Martin en est persuadé : "J'ai le sentiment que cette crise, aussi douloureuse soit-elle, est aussi un moment où nous pourrions être des princes ! Lors des rencontres, je suis frappé de voir que les gens apprécient notre façon de travailler, le temps que nous passons sur les livres. Ils aiment cet aspect artisanal, à côté des objets programmés pour ne pas durer. » Il se tourne lui aussi vers les bibliothécaires et a conçu pour eux des modules (musique, vidéos, dessins, films d'animation...) "permettant une immersion dans l'univers d'un auteur ».

Fin d'un monde

Editrice de photo, Fabienne Pavia, du Bec en l'air à Marseille, résume la situation : "J'ai l'impression que nous sommes à la fin d'un monde, dans une phase de recomposition. Le tout est de tenir jusque-là et d'essayer de faire partie de cette recomposition. » En attendant, le quotidien est fait d'économies de bouts de chandelles et de ponctions sur les deniers personnels pour renflouer les caisses, de recherches de coéditions et de partenariats. Tandis que la production se concentre davantage sur le deuxième semestre afin d'échapper à la sinistrose du premier et aux lendemains de fête douloureux. Pour l'instant épargné par un fonds solide et un mode de gestion frugal, Gérard Berréby chez Allia s'interroge : "Si la situation se prolonge, je risque de changer ma politique de bas prix. Elle était pertinente à un moment de notre histoire et de l'histoire du marché, mais si le marché n'a plus les mêmes paramètres, mon propos est caduc. Le paysage va se recomposer, les lecteurs qui resteront seront de vrais lecteurs, qui achèteront aussi bien à 6,10 euros qu'à 8 ou 9. » Au-delà des ajustements pragmatiques et des réflexions à long terme, perce le sentiment que les pouvoirs publics, qui ont multiplié les gestes envers la librairie, les ont un peu délaissés. "Il faut une nouvelle politique du livre, qui nous soit plus favorable à tous globalement, plaide Marc Torralba, au Castor astral. Nous avons besoin d'une harmonisation entre les différentes structures pour optimiser le travail réalisé : d'une vraie politique du livre, menée en partenariat entre l'Etat et les régions. On a vu que c'était possible en Aquitaine. » Avant cela, renouer le dialogue interprofessionnel apparaît comme une urgence. Laurent Seminel, chez Menu fretin, le rappelle : "Notre but commun, c'est de vendre des livres : comment fonder quelque chose d'un peu plus cohérent où chacun s'y retrouve ? » La question ne concerne pas que les petits indépendants, loin de là.

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