Avant-critique Roman

Pierre Darkanian, "Nous sommes immortelles" (Éditions Anne Carrière)

Pierre Darkanian - Photo © Abigail Auperin

Pierre Darkanian, "Nous sommes immortelles" (Éditions Anne Carrière)

Au-delà d'une satire sur les dérives du néoféminisme, Pierre Darkanian narre une belle histoire de rapport mère-fille dans d'un Paris cosmopolite et populaire.

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Par Sean Rose
Créé le 14.08.2024 à 09h00

Les sorcières de la Goutte d'or. La figure de l'esclave affranchi, libertinus en latin, fut pour les libres penseurs du XVIIIe siècle l'incarnation de leurs idées qui entendaient briser les chaînes de la religion et des préjugés moraux. De la même manière, celle de la sorcière aura été pour les féministes du tournant du troisième millénaire l'emblème de l'oppression séculaire des femmes sous la férule des hommes.

Janis accompagne sa mère Jeanne au Garage, « un minuscule hangar réhabilité en espace culturel » rue Léon à la Goutte d'or, le quartier du nord parisien, qu'elles habitent. L'expo conférence qu'elles vont voir s'intitule « Les nouvelles sorcières ». Une artiste du nom de Xenia se clame héritière de cette gent jugée maléfique, jadis pourchassée et brûlée à cause de supposés pouvoirs surnaturels associés à leur sexe. Et de vitupérer contre la domination masculine. Janis, également artiste ou aspirant à l'être (elle vise en vain l'œuvre totale), qui est comme sa mère une vraie sorcière, « ne doutait pas un instant que la daronne en pensait la même chose qu'elle (nul). » « Lorsque ladite Xenia se mit à clabauder sur le patriarcat, sans omettre un poncif de la novlangue victimaire », Janis bout intérieurement, puis interrompt la plasticienne avec des « blablabla ! » et « ouin-ouin-ouin ! » de moins en moins discrets. Jeanne, féministe de la première heure dans les années 1970, ancienne de Vincennes et sorte de proto-écoféministe, serre le poignet de sa fille afin qu'elle cesse mais cette dernière continue, encore plus agacée : « Enfin, m'man, tu vois qu'elle n'y connaît rien aux sorcières, bon sang ! » Janis devra s'excuser comme toujours et recoller les morceaux avec sa mère en se sentant finalement honteuse d'avoir « inflig[é] à cette pauvre Xenia : rien moins qu'un procès en appropriation culturelle... »

Après Le rapport chinois, véritable périple en absurdie et satire des consultants à mourir de rire, Pierre Darkanian confirme avec ce deuxième roman, Nous sommes immortelles, son formidable talent de plume caustique. Ici, l'écrivain retrace la généalogie d'un mouvement féministe qui a fait l'aller-retour entre la France − avec notamment le Centre universitaire expérimental de Vincennes, où Deleuze dispensa ses cours − et les États-Unis − où ont essaimé les néoféministes les plus extrêmes, lesquelles ont lu la French Theory et la réexportent au pays de Voltaire au prisme de leur exégèse fondamentaliste. Mais outre la critique mordante d'un certain radicalisme, Darkanian nous embarque dans une belle histoire de rapport mère-fille, Jeanne et Janis, sorcières de la Goutte d'or, et signe aussi un hommage à ces mères célibataires qui élèvent seules leur enfant. Le récit est ingénieusement tressé des épisodes de l'enfance de Jeanne puis de son échappée vers l'Amérique du flower power et d'aventures contemporaines ou légèrement anticipées (nous sommes en 2026) où Janis est en quête de sa mère qui a disparu du jour au lendemain... Darkanian construit une véritable cathédrale narrative avec gargouilles loufoques et chausse-trappes temporelles et surtout un portrait tendre d'un quartier populaire que l'auteur affectionne particulièrement et où serait passée Jeanne d'Arc, qui a fini brûlée, comme une sorcière...

Pierre Darkanian
Nous sommes immortelles
Anne Carrière
Tirage: 7 000 ex.
Prix: 22,90 € ; 480 p.
ISBN: 9782380823431

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