Premier épisode: Pierre Vidal-Naquet et la censure
En janvier 1957, le général Massu et ses parachutistes (10
e D.P.) reçoivent du super-préfet d’Alger les pouvoirs de police. Tout est permis aux hommes de Massu. Les arrestations sont de plus en plus nombreuses, la torture de plus en plus fréquente. Le 19 mars, une note de service de Massu invite «
toutes les âmes inquiètes et désorientées » à user de «
méthodes d’action clandestines et contre-révolutionnaires » dans la lutte contre le «
Communisme International et ses intermédiaires ». Sous couvert du sermon d’un aumônier, le sabre et le goupillon justifient l’emploi de mesures extrêmes, de sévices corporels et de tortures : «
un interrogatoire efficace sans sadisme ». Le général Massu vient d’ailleurs de déclarer : «
(…) je demande qu’on me dise où commence la torture ».
Ces éléments d’atrocité sont confirmés dans un texte anonyme déposé en avril 1957 dans les casiers des officiers de l’état-major de la 10
e D.P., que Pierre Vidal-Naquet attribue au Colonel Trinquier et au R.P. Delarue, aumônier-parachutiste. «
Entre deux maux, choisir le moindre », est-il proclamé. La sécurité et l’ordre doivent, est-il expliqué, passer par des moyens d’urgence : «
Faire souffrir n’est pas « torturer », - quelle que soit l’acuité, la dureté de la douleur - pour autant qu’on n’a pas le choix, pour autant que cette douleur est proportionnelle au but que l’on doit atteindre ». Le moindre des maux, l’homme contre l’homme, la torture est banalisée.
Sévices
L’année 1957 est l’année des grandes révélations sur la torture : témoignages d’appelés, articles dans la presse, parution aux éditions du Seuil de
Contre la torture de Pierre-Henri Simon. Un rapport de Maurice Garçon, en juin 1957, sur la situation à Alger conclut à l’utilisation de la torture dans ses aspects les plus tristement célèbres, électricité et eau : «
Il est incontestable que des sévices ont été exercés, de sang-froid, au cours des enquêtes préalables aux instructions judiciaires, tant par les services de police que par les organisations militaires. Ces sévices sont particulièrement caractérisés par l’emploi de décharges électriques et des projections d’eau jusqu’à la suffocation ». Maurice Garçon conclut son analyse en apportant une touche d’espoir : «
(…) [les témoins entendus] nous ont ajouté que, depuis un mois environ, une grande amélioration s’était produite ». Le rapport que signe Maître Garçon est daté du 12 juin 1957. Le même jour, Henri Alleg est arrêté.
Gestapo
Henri Alleg a été directeur d’
Alger républicain, «
seul quotidien ouvrant ses colonnes à toutes les tendances de l’opinion démocratique et nationale algérienne », interdit de parution en septembre 1955. Alleg, membre du Parti Communiste algérien, multiplie tentatives et démarches pour essayer de faire reparaître son journal, mais en vain. La tension devenant de plus en plus vive, les menaces d’internement de plus en plus pressantes, Alleg décide de passer à la clandestinité en novembre 1956. Activement recherché, comme la plupart des membres du PC algérien, Alleg est arrêté, le 12 juin 1957, par les parachutistes de la 10
e D.P., qui l’enferment à El-Biar, dans la banlieue d’Alger. Il y séjourne un mois entier, soumis à des conditions de détention atroces. Il est torturé, à l’eau, au feu et à l’électricité. Il tient le choc, préparé à l’idée de la torture lorsqu’il vivait dans la clandestinité, mais aussi, écrit-il dans
La Question, «
Chaque coup m’abrutissait davantage mais en même temps me raffermissait dans ma décision : ne pas céder devant ces brutes qui se flattaient d’être des émules de la Gestapo ».
Fin août 1957, Alleg est transféré à « Barberousse », une prison d’Alger. Il décide d’écrire le récit des sévices qu’il a endurés. Le manuscrit arrive en France grâce à la complicité de ses avocats. D’abord proposé aux éditions Julliard, le récit d’Alleg se retrouve entre les mains de Jérôme Lindon, qui a expliqué les conditions de publication de l’ouvrage à Benjamin Stora : «
Je reçois Madame Alleg qui m’apporte le manuscrit « Interrogations sous la torture ». Je m’interroge sur la publication, sur les moyens de savoir si cela va marcher. De toute manière, à cause des noms cités, des officiers impliqués, je vais être mis en difficulté, attaqué en justice. Un procès aura lieu à Alger, je serai condamné, avec le risque de la faillite financière, la mise au chômage des personnes qui travaillent avec moi et les jeunes auteurs privés d’un éditeur. Mais en même temps je me dis : ce livre est vrai, c’est du domaine de l’écriture, c’est une écriture qui ne ment pas. Je prends, seul, la décision de le publier ».
Sartre et Mauriac
Le 12 février 1958,
La Question (c’est Lindon qui a rebaptisé l’ouvrage) est diffusé pour la première fois au cours d’une conférence de presse du Comité Maurice Audin. 60 000 exemplaires sont vendus en quelques semaines. «
Alleg, écrit Jean-Paul Sartre,
a payé le prix le plus élevé pour avoir le droit de rester un homme ». Mauriac ne manque pas de signaler dans son « Bloc-notes », le 27 février les qualités de l’ouvrage «
témoignage sobre ». Le livre a déjà un impact considérable, lorsqu’il est l’objet d’une saisie, le 27 mars. Celle-ci se fait au nom de l’article 30 du code de procédure pénale, qui permet au préfet de bloquer, à titre provisoire, les ouvrages délictueux constituant une atteinte à la sûreté de l’Etat.
Cet article, associé à l’article 25 de la loi du 29 juillet 1881 réprimant la provocation des militaires à la désobéissance a été fréquemment utilisé au cours de la guerre d’Algérie.
La Question a cependant continué d’être diffusé, notamment dans
Témoignages et documents, son interdiction ayant également fait l’objet d’une « adresse solennelle à Monsieur le Président de la République » signée par Malraux, Martin du Gard, Mauriac, Sartre. Ils demandent que «
la lumière soit faite dans des conditions d’impartialité et de publicité absolues, sur les faits rapportés par Henri Alleg » et sommant «
les pouvoirs publics, au nom de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, de condamner sans équivoque l’usage de la torture. »
Livre-choc,
La Question est le symbole du récit d’une guerre d’Algérie que les différents pouvoirs, de gauche comme de droite, ont toujours essayé de masquer. Après la parution de ce livre, la censure va de plus en plus resserrer son étau, même si, comme le fait remarquer Benjamin Stora, les éditeurs se trouvent confrontés à «
l’incohérence de l’attitude des censeurs, confrontés à un état de guerre que l’on se refuse à qualifier clairement ».
Lindon et Maspéro
Les deux éditeurs ayant subi les interdictions les plus nombreuses ont sans aucun doute été Jérôme Lindon, pour les éditions de Minuit, et François Maspéro, pour sa maison d’édition éponyme. Entre 1958 et 1962, vingt-cinq livres sont saisis, dont treize édités par Maspéro. Le critère essentiel de saisie est la critique de l’armée dans sa méthode d’intervention en Algérie, toujours qualifiée de « pacification ». Il ne convient donc pas de traiter dans un ouvrage de la torture, des crimes de l’armée française, de la colonisation, des harkis, des militants du FLN condamnés à mort, des procès falsifiés par une justice aux ordres d’un Etat tyrannique, de la désertion considérée comme un salut public… Cependant, si les ouvrages sont saisis, les procès n’ont pas nécessairement lieu, et leur instruction peut s’étendre à des délais infinis. «
En fait, déclare Jérôme Lindon,
si je me retrouvais inculpé pour chacun des livres saisis, l’instruction n’allait jamais jusqu’au bout. Un seul procès a eu lieu, pour le Déserteur ».
Publié en 1960 sous le pseudonyme de Maurienne, le récit est l’œuvre de Jean-Louis Hurst, qui se retrouve inculpé, en compagnie de Jérôme Lindon, d’infraction à l’article 25 de la loi du 29 juillet 1881, pour provocation de militaires à la désobéissance. Le procès a lieu en décembre 1961, et pour démontrer la démarche coupable de l’éditeur, s’en réfère à une «
ligne générale » des éditions de Minuit. Le Syndicat national de l’Edition se déclare solidaire de Jérôme Lindon. René Julliard, Claude Gallimard, Roland Laudenbach témoignent en faveur de Lindon. Le procès intenté à l’éditeur, procès de tendance destiné à «
punir » un esprit réfractaire, encourt de ce fait la cassation, après une condamnation à une amende. François Maspero peut légitimement s’interroger sur la finalité des saisies et inculpations : ne s’agissait-il pas d’un moyen pour étouffer, financièrement, une maison d’édition ? Mais le livre est-il le moyen le plus efficace pour lutter contre la barbarie ? Jérôme Lindon se demande, lorsqu’il témoigne au procès du réseau Jeanson, le 20 septembre 1960 : «
Quand je vois l’inefficacité de la lutte que j’ai menée, que d’autres ont menée avant moi pour une cause qui est évidemment légitime, celle de la lutte contre la torture, je suis obligé de me dire que c’est peut-être parce qu’elle est restée dans le strict domaine de la légalité ». Les poursuites ne sont levées qu’après la loi d’amnistie du 22 mars 1962. Mais la guerre d’Algérie n’était pas encore finie.
(à suivre)