Christophe Bataille est de ces écrivains qui n’hésitent pas à se confronter au réel, à traiter de sujets de société, y compris les moins faciles, mais toujours passés par le prisme de la littérature. On se souvient encore de L’élimination (Grasset, 2012), le terrible livre consacré au génocide de leur propre peuple par les Khmers rouges, écrit en collaboration avec Rithy Panh, et récompensé par de nombreux prix littéraires.
Aujourd’hui, Christophe Bataille s’intéresse à un autre dossier sensible, longtemps classé "ultrasecret défense", dont l’existence même a été niée par les responsables politiques de l’époque, comme Pierre Messmer, lequel a toujours gardé le silence à ce sujet : les essais nucléaires effectués par la France en Algérie, à la fin de la guerre, en 1961. Double omerta, puisque le nom de "guerre" fut longtemps dénié à ce qu’on appelait alors les "événements d’Algérie". Ça s’appelle emporter un secret dans sa tombe, les mots ne mentent pas.
Le narrateur de L’expérience, lui, a choisi de se souvenir et de témoigner. Malade, traumatisé à jamais par ce qu’il a vécu, il entreprend de se confesser dans un carnet, que sa fille lira après sa mort. Parce que écrire, justement, c’est lutter contre la mort. En avril 1961, à 21 ans, il a été envoyé en Algérie par les autorités, mais en tant qu’ingénieur civil, à la suite d’un chantage : parce qu’il était tombé lors du défilé du 14 juillet précédent, on l’avait accusé de "rébellion". C’était l’Algérie ou la prison. Le voici donc à Reggane, près de Tamanrasset, au milieu de nulle part, désigné volontaire, en compagnie de quelques autres, des soldats ceux-là - "une cohorte d’enfants", dit-il -, ici pour servir de "cobayes" à l’expérimentation de "bombes nouvelles".
Lorsque le récit débute, ils sont en train de creuser une fosse en plein désert, pour s’y abriter. A moins que, comme aux condamnés à mort, quelque garde-chiourme cynique ne leur fasse creuser leur propre tombe. Ensuite, il y aura l’explosion nucléaire : "un éclair silencieux", "un flash gigantesque". Des morts, qui ne se sont pas assez protégés. Et puis cette image atroce d’une chèvre irradiée, brûlée et hurlant, qu’il abat au pistolet. On pense à la fameuse Chèvre de Picasso, ou au cheval martyr de Guernica.
Le narrateur s’en est sorti, il a fait sa vie en France : professeur de mathématiques, une femme, une fille. Mais, un demi-siècle après, il n’a jamais oublié cette seconde de 1961 où tout a basculé. Il souffre encore, dans sa chair et son âme. Et il se confie, sans manichéisme ("je suis fier de cette bombe française"), sans pathos, sans gras, servi par la plume talentueuse et nerveuse de Christophe Bataille.
Jean-Claude Perrier