20 mars > Essai France

C’est la faute à Flaubert et à son "il n’y a pas de sujet" ! A la vieille logique de l’intrigue bourgeoise, l’auteur de L’éducation sentimentale substitue le style, la puissance anonyme de la phrase, il "insère dans les interstices des histoires d’amour et d’argent la vibration de la grande égalité impersonnelle des événements sensibles". C’est l’analyse qu’en fait Jacques Rancière dans ces essais pointus sur la littérature moderne, articles de revues, textes de colloques ou cours universitaires réunis ici dans une solide cohérence.

Pour compléter son propos, le philosophe va aussi chercher des exemples chez Virginia Woolf, pour qui les écrivains travaillent à "donner au trivial et au transitoire l’aspect du vrai et du durable", ou chez Conrad qui considère que l’intrigue ne sert qu’à éclairer le tissu de la fiction. Chez ces deux écrivains, constate-t-il, "le sens de l’histoire est dans ce qui entoure l’histoire".

Jacques Rancière examine les métamorphoses de la fiction en sondant également les œuvres de Keats ou le travail de Jean Vilar au TNP autour de La mort de Danton de Büchner. La vérité, ce n’est pas le mensonge mais le non-savoir, nous explique l’auteur du Maître ignorant (10/18, 2004). Seule la limite du racontable vaut d’être racontée. Le commencement, le milieu et la fin ne sont que des conventions dont quelques-unes s’affranchissent désormais en évitant de transformer le roman en poème en prose.

Sur les terres de Walter Benjamin et de Roland Barthes, Jacques Rancière tente de retrouver ce "fil perdu" entre fiction, réalité et imagination. Il s’y attache en fouillant dans la profondeur des textes, en débusquant ce qui pourrait bien avoir changé depuis que les hommes et les femmes du peuple ont découvert des expériences qui leur étaient jusqu’alors refusées. C’est ainsi que sont sorties de nouvelles aventures, de nouvelles façons de raconter, d’autres façons d’envisager le réel.

Subrepticement, le poétique est devenu politique. Et Rancière d’évoquer la démocratie romanesque ou la république poétique. La logique hiérarchique de l’action est abandonnée par certains au profit de l’événement insignifiant qui fait sens par la seule construction stylistique. "Les hommes sont des animaux politiques parce qu’ils sont des animaux poétiques et c’est en s’appliquant à vérifier chacun pour son compte cette capacité poétique partagée qu’ils peuvent instaurer entre eux une communauté d’égaux." Belle manière de convoquer notre esprit critique sur la rupture, la nature et l’enjeu du roman moderne.

Laurent Lemire

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