"Il ne faut pas avoir d'idées absolues. Ou plutôt, il faut toujours avoir des idées arrêtées contre quelqu'un : tu remarqueras que c'est mon cas [...]je suis toujours dogmatique et tranchant. Il ne faut rien faire à moitié. Mais il faut garder en soi toutes les opinions, toutes les possibilités car rien n'est vrai, rien n'est sûr. Ce qu'il faut faire, je le résumerai en trois mots : art, action, amour."
Le jeune homme qui, le 20 décembre 1930, écrit à un ami ces lignes ardentes et impérieuses, en tient pour une révolution des esprits et l'établissement en France d'un régime socialiste non marxiste. Progressiste en politique, il ne jure que par le classicisme en littérature, rejetant l'ensemble de ses contemporains, excepté Proust. Ce normalien n'envisage pas sans ennui le professorat à venir. Il se cherche une vie ; il obtiendra plus, un destin. Entrant dans l'Histoire sur les pas d'un géant et en sortant comme son digne successeur, artisan incontesté d'une politique de modernisation industrielle pour notre pays. Entre-temps, Georges Pompidou n'aura jamais cessé d'écrire ni d'éprouver sa culture à l'épreuve des faits, jamais tout à fait oublié le jeune homme qui s'exaspérait à l'idée que l'Histoire s'écrive sans lui demander son aide.
De Pompidou, on n'avait jusqu'ici en guise de Mémoires qu'un posthume, et un peu trop lissé, Pour rétablir une vérité (Flammarion, 1982). C'est dire l'importance de cette somme que constitue l'édition sous la direction d'Eric Roussel de ces Lettres, notes et portraits/1928-1974. Celui que l'on s'accorde à considérer comme le troisième "géant" de la Ve République (avec de Gaulle et Mitterrand) nous est ici rendu dans toute sa complexité. On découvre là un "animal politique" venu à la chose publique en passager clandestin du gaullisme, dont la force et la détermination s'appuie sur un vrai doute intime et ce qui se révélera être un profond pessimisme. L'homme avait du style et prenait plus plaisir qu'il ne l'avoue au commerce de ses semblables. Sa correspondance révèle combien les différends politiques qu'il eut avec de Gaulle ne parvinrent jamais à modifier son admiration pour l'homme du 18 juin. Les portraits qu'à la fin de sa vie il dresse du personnel politique de son temps sont remarquables de finesse d'analyse, mais aussi parfois d'acidité. S'il se montre assez empathique avec François Mitterrand, il taille en pièces Jacques Chaban-Delmas qui fut son Premier ministre et conseille à Richard Nixon d'intituler d'éventuels Mémoires "Du bon usage de la confiance en soi"... Il faudrait tout citer de ces lettres et de ces textes qui constituent une pièce maîtresse d'une compréhension plus grande de l'histoire contemporaine de notre pays.