L’intrigue est simple : déclinant le mythe de Faust, Scott McCloud met en scène un jeune sculpteur, David Smith, quia eu son heure de gloire grâce à un investisseur habile, mais qui se trouve désormais au bout du rouleau, en panne d’inspiration et de moyens. Grâce à un pacte avec le diable, qui lui apparaît sous les traits empathiques de son grand-oncle Harry, pourtant disparu de longue date, il va obtenir la capacité de façonner à sa guise de ses mains, comme s’il s’agissait de pâte à modeler, la pierre, le métal ou le verre. Mais il accepte pour cela de mourir au terme d’un délai de 200 jours.
Avec Scott McCloud cependant, un auteur américain né en 1960, surtout connu pour ses analyses sémiologiques et ses réflexions théoriques - mais non dénuées d’humour - en bande dessinée sur la bande dessinée avec L’art invisible (réédité par Delcourt en 2007), Réinventer la bande dessinée (Vertige Graphic, 2002, épuisé) ou Faire de la bande dessinée (Delcourt, 2007), les moyens narratifs comptent autant sinon plus que le pitch. Tandis qu’il a opté, comme beaucoup de dessinateurs américains, pour un graphisme efficace, plutôt épuré, rehaussé par un subtil jeu d’ombres, qui est au graphic novel ce que la ligne claire est à la bande dessinée franco-belge, l’auteur recourt avec une précision et une justesse fascinantes à une infinie variété de cadrages : contre-plongée, plans serrés parfois débités en série comme à la mitraillette, larges échappées où se dévoile son art de la perspective et du point de fuite. On n’est dès lors pas surpris lorsque le récit prend un tour inattendu. D’un côté, la démultiplication diabolique des moyens créatifs de David Smith peine à produire ses effets. Il continue de végéter aux marges d’un New York qui lui échappe sans cesse. De l’autre, le sculpteur tombe amoureux, follement, alors que le compte à rebours continue de courir ainsi que ne cesse de le rappeler le méphistophélique oncle Harry.
Scott McCloud, qui s’est posé tant de questions théoriques avant de se lâcher vraiment la bride, a visiblement mis beaucoup de lui-même dans le personnage de David Smith. Du coup, avec ce pavé de quelque 500 pages, pour lequel il a peut-être passé, comme son héros, un pacte avec le diable, il réussit son œuvre la plus riche et la plus complète : un grand roman graphique ambitieux, porté par son intelligence unique des ressorts narratifs de la bande dessinée. Fabrice Piault