Si l'histoire de la littérature, c'est « l'homme et l'œuvre », la légende dorée, ou le récit démystificateur, d'un écrivain démiurge créant son grand œuvre, le monde du livre dépasse cette vision assez française et « désuète »,
selon Robert Darnton, et embrasse aussi le métier de celui grâce auquel les ouvrages circulent - s'achètent et se vendent : le libraire.
L'historien américain, né en 1939, spécialiste des Lumières, nous invite ici à faire une plongée dans le milieu de la librairie sous l'Ancien Régime en suivant l'itinéraire d'un commis voyageur. Dans Un tour de France littéraire : le monde du livre à la veille de la Révolution, il adopte la méthode non pas de Sainte-Beuve, mais de Balzac. Darnton entend restituer ce qu'il appelle « la littérature vécue » : « Je puise une inspiration dans des chefs-d'œuvre comme Les illusions perdues [...] qui donne un récit romanesque que je cherche à reconstruire à partir d'archives, un monde qui s'effondrera dix ans avant la naissance de
Balzac en 1799. » Aussi a-t-il épluché les témoignages d'un certain Jean-François Favarger, un « représentant » qui travailla à la fin des années 1770 au service de la Société de Typographie de Neuchâtel (STN), importante maison d'édition suisse qui faisait du commerce de gros et publiait ses propres titres. La STN est emblématique de ce « croissant fertile » éditorial qui s'est développé sur la frontière orientale - d'Amsterdam et Bruxelles, à travers la Rhénanie, à la Suisse et Avignon, territoire papal.
Chargé de vendre des nouveautés, de recouvrer l'argent des ouvrages en dépôt, de sonder le marché, d'évaluer les bouquinistes, Favarger chevauche le royaume de France avec sa balle de livres. Libraires-imprimeurs ou contrebandiers d'ouvrages prohibés - les contrefaçons imprimées sans « privilège du Roi » (l'ancêtre du copyright), ou sans l'imprimatur de la censure, livres dits « philosophiques » (les encyclopédistes athées) ou à caractère pornographique. Son carnet de voyage, sa correspondance, ses notes de frais ne manquent pas de pittoresque. « Notre homme en mission » raconte qu'il a attrapé la gale (« contrairement aux auberges propres et bien ordonnées de Suisse, celles de France étaient notoirement répugnantes ») ou encore « l'histoire d'un maître d'école dans un village qui vend des livres pour se faire un peu d'argent mais qui gagne rarement assez d'argent pour payer les envois qu'il reçoit ».
Au-delà de l'univers livresque, c'est le paysage de la France sous Louis XVI qui se déploie à la lecture du périple du libraire-voyageur. On galope avec Favarger le long de la Loire ou du Rhône. Besançon remporte la palme des librairies les mieux achalandées ; à Lyon, on se frotte à des mafieux du verbe imprimé ; dans le Sud, c'est la crise ; à Amboise, on croise un gentilhomme libraire « hors système », Constantin Lair, qui cultive la vigne et offre le gîte à des visiteurs de qualité. On appréciera en fin d'ouvrage une manière de « Meilleures ventes » classées selon les libraires, parmi lesquelles un pamphlet politique, entre cancans et libelle, Anecdotes sur Mme la comtesse du Barry ou le roman SF de Mercier, L'an deux mille quatre cent quarante.
Un tour de France littéraire : le monde du livre à la veille de la Révolution - Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jean-François Sené
Gallimard
Tirage: NC
Prix: 25 euros ; 258 p.
ISBN: 9782072744921